Des spectateurs et des salles

Dossier

May 8, 2017

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Indes

mai-juin 2017



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L’Inde affiche sans doute le rapport avec le cinéma le plus passionné au monde ! Portrait des millions de spectateurs indiens qui, en ville comme à la campagne, vibrent à l’unisson dans les salles obscures.

Bien loin du silence attendu des salles de cinéma européennes, il règne une vie intense dans l’immense salle rouge et or d’inspiration art déco du Liberty Cinema de Mumbai. Située au cœur de l’effervescente mégalopole, berceau de Bollywood, l’industrie cinématographique indienne aux 800 films produits par an, la salle unique de plus de 1.000 places est bondée. Cris, encouragements, applaudissements en direction des acteurs alternent avec murmures réprobateurs, rires entendus et commentaires entre voisins.

En grande majorité des hommes jeunes, les spectateurs se lèvent, mangent, chantent et se déplacent dans la salle pendant les trois heures que durent le film, dans un mélange de ferveur quasi-religieuse et de désinvolture étonnante.

Et cela n’a rien d’exceptionnel : du Nord au Sud de l’Inde, dans les quelques 14.000 grandes salles de cinéma monoécran (qui constituent encore la majorité des salles obscures en Inde) ou lors des projections en plein air dans les campagnes éloignées, il règne ce même enthousiasme si particulier qui fait des spectateurs indiens un public unique.

Des histoires de dieux… 

Tout commence le 7 juillet 1896 lorsque Maurice Sestier, représentant des frères Lumière, organise, à Bombay (Mumbai aujourd’hui), la première projection à l’hôtel Watson, puis au théâtre Novelty du centre ville. Fauteuils de luxe et places bon marché, voile pour dérober les spectatrices aux regards masculins et présence d’un grand orchestre : c’est un succès immédiat.

Pour Das Gupta et d’autres spécialistes du cinéma populaire indien, ce n’est certainement pas un hasard si, en 1912, Dadasaheb H. Phalke s’inspire de la mythologie hindoue pour produire la première fiction nationale, « Raja Harishchandra ». Il semble que d’emblée, les Indiens se soient appropriés cet art nouveau en mêlant représentations  et récits, danses et musiques, souffle épique et romances intimes à l’image des spectacles d’arts traditionnels indiens qui s’inspirent du fond mythologique et légendaire de la cosmogonie hindoue.

Si le genre mythologique a aujourd’hui quasiment disparu au cinéma (mais pas dans les séries télévisées), de très nombreux scénarios continuent à puiser librement dans les grands récits traditionnels du « Ramayana » et du « Mahabharata » avec des thèmes récurrents comme l’amour quasi dévotionnel, la piété filiale ou l’honneur du clan.

Le cinéma populaire indien se serait ainsi construit comme le prolongement naturel des arts traditionnels indiens qui, en racontant les innombrables histoires des dieux, mêlent danses, musique, chants et expressions théâtrales. C’est cette particularité qui pourrait alors expliquer le rapport passionné qu’entretient le public indien avec son cinéma.

Le film est d’abord vécu comme un (long) voyage de plusieurs heures. On s’embarque dans des aventures rocambolesques, on croise de nombreux personnages, on se perd dans les multiples digressions de l’histoire et on suit une ou deux stars auxquelles on cherche à s’identifier… Un besoin de croire, de rêver, de se noyer dans l’illusion, quelques heures, pour échapper délicieusement à la réalité. Très certainement ! Mais ce besoin d’évasion n’explique pas à lui seul une telle fascination pour le cinéma.

Le cinéma comme religion 

Si en Occident, l’écran dans la salle est plutôt considéré comme un filtre qui crée une distance entre l’acteur, absent contrairement au théâtre, et le spectateur, en Inde, l’éloignement n’apparaît pas aussi certain. L’écran agirait plutôt comme un miroir. D’ailleurs, le public se presse vers les premiers rangs pour être au plus près de la scène-écran, le son est souvent extrêmement fort et les acteurs sont invectivés et encouragés comme s’ils étaient présents et pouvaient réagir.

En Inde, on ne se contente pas de regarder et d’écouter un film, on se laisse littéralement absorber tout entier par le film. Le spectateur participe en quelque sorte à l’histoire et d’une certaine façon, on peut même dire que ses réactions agissent sur le film. Il est en effet bien difficile pour les réalisateurs de sortir du schéma classique des films indiens… Pour être populaire, mieux vaut suivre les codes dictés par les réactions du public !

Aussi, ce n’est pas la surprise ou l’originalité d’un film qui motivent les spectateurs indiens, bien au contraire ! Ce serait plutôt la répétition, la trame attendue quelque soit l’histoire et le « Happy End » final qui respecte l’ordre des choses. C’est d’ailleurs pour cela que les gens du public peuvent parfois se lever, sortir un moment de la salle et revenir ou même partir avant la fin du film s’il se fait tard. Aucune marque de désapprobation ou de mécontentement dans ces attitudes.

« En Occident, le cinéma populaire est un pur divertissement, alors qu’en Inde on ne peut le dissocier du religieux », résume Olivier Bossé, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) cité par Élisabeth Lequeret dans un article du Monde. « Les Indiens ne vont pas au cinéma pour avoir un rapport à la réalité, ils y vont comme à un rituel, pour communiquer de façon efficace avec le divin.

C’est de l’ordre du pèlerinage. L’efficacité ultime du film, c’est de réaffirmer l’ordre du monde. L’important n’est donc pas la lutte du Bien contre le Mal, mais que chacun fasse son devoir.

 

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