Les « règles » des femmes en Inde

Comment briser les « mythes menstruels »

Dossier

March 21, 2017

/ By / Delhi

Indes

mars-avril 2017



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 les BD Menstrupedia

De jeunes écolières decouvrent les menstruations avec les BD Menstrupedia

En Inde, certaines femmes souffrent non seulement de menstruations douloureuses, comme ailleurs dans le monde, mais aussi des tabous et des codes sociaux souvent handicapants quand il s’agit de leurs règles. Mais des militantes engagées et des Organisations Non Gouvernementales s’efforcent de sensibiliser leurs concitoyens à cette question essentielle à l’émancipation des femmes.

Une jeune Indienne sort un tapis, un coussin et une couverture « spéciaux ». Une autre cache son chiffon tacheté de sang dans un coin sombre et secret. Une troisième s’éloigne de son lit conjugal, tandis qu’une femme attend, isolée dans une chambre, que cela se termine… Gérer leurs menstruations, les règles, reste un défi pour beaucoup d’Indiennes des villages, de tous âges et de toutes conditions.

Les menstruations sont encore trop souvent synonymes de rejet, à cause de l’« impureté », voire d’un sentiment de honte et dissimulation, associées dans la tradition aux règles. Même dans les villes, on se heurte à ce phénomène. Comme quand une mère interdit à sa fille de toucher aux idoles religieuses dans la pièce destinée aux cérémonies religieuses des « pujas ». Ou encore quand une jeune fille achète dans une pharmacie un paquet de serviettes hygiéniques, aussitôt emballé dans du papier journal, et qu’elle emporte dans un sac noir, la tête baissée.

On a beau être au XXIe siècle, les mythes et les tabous autour des cycles menstruels, qui ont souvent pris au fil du temps valeur de normes, ont la peau dure. Surtout quand l’hygiène et les questions qui y sont liées restent des sujets rarement évoqués, ou alors avec un sentiment de honte et ou de gêne. « Quand j’ai eu mes premières règles, on m’a dit de le cacher aux autres, même à mon père et à mon frère. Quelques années plus tard, à l’école, notre professeur de biologie a fait volontairement l’impasse sur le sujet, pourtant au programme. A cet âge là, vers 13-14 ans, j’ai appris à avoir honte de mon corps et à rester ignorante de ses changements, pour rester ‘décente’ », explique Aditi Gupta, qui a lancé en 2014 Menstrupedia. Cette bande dessinée, destinée aux jeunes Indiennes, illustre concrètement tout ce qu’il faut savoir sur le corps féminin, en particulier les menstruations, et comment en prendre soin.

Issue d’une région semi-urbaine, Garhwa dans l’Etat du Jharkhand (Est), Aditi Gupta se souvient avoir passé ses années d’apprentissage avec des notions réductrices et dévalorisantes ancrées dans son esprit en matière de règles, sans accès à des solutions hygiéniques et satisfaisantes.

L’hygiène menstruelle oubliée

Un sondage mené en 2011 par l’institut américain d’enquêtes d’opinions AC Nielsen a montré qu’en Inde 88% des femmes traitaient leurs menstruations de façon peu hygiénique, une majorité d’entre-elles se servant encore de simples chiffrons. « En Inde, l’utilisation des chiffons est très répandue et, à force de lavages répétés, ils deviennent râpeux et provoquent des rougeurs et des infections », explique Rekha Adhwaryu, fondatrice d’Utakarsh Trust. Cette organisation à but non-lucratif basée au Gujarat, à la pointe Ouest de l’Inde, contribue notamment à l’éducation menstruelle des femmes.

Les exemples d’un autre âge ne manquent pas. Au Punjab (Nord), des femmes utilisent parfois de la paille, de la cendre et même du sable pour tout traitement. Dans l’Andrha Pradesh (Sud), dans certains villages, elles sont enfermées dans des huttes à l’extérieur, durant leurs règles. Faute de sensibilisation, ces pratiques exposent les femmes aux plus grands risques en matière de santé, comme par exemple à des maladies du système génital et reproductif. Elles entraînent aussi toute une série de problèmes sociaux bien concrets, notamment un absentéisme ou même décrochage scolaire des jeunes filles.

Lorsqu’Aditi Gupta a lancé sa bande dessinée il y a plus de deux ans déjà, elle visait un impact social bien plus large : lutter contre ces maladies mais aussi éviter que les filles ne soient pénalisées à chaque cycle dans leur vie scolaire et sociale.

Selon plusieurs études concordantes, près d’un quart des filles en Inde abandonnent leurs cursus scolaire quand elles commencent à avoir leurs règles et elles sont très nombreuses à s’absenter pendant au moins quatre jours par mois, faute de moyens adéquats pour gérer leurs menstruations. « Cela représente près de 50 jours par an au total et se traduit pour ces filles par plus d’un mois d’éducation perdu », regrette Rekha Adhwaryu.

En réalité, tout le développement personnel des jeunes filles s’en trouve affecté. La honte de leur corps, l’éloignement obligatoire de l’autre sexe, et, dans certains cas, de toute la société en général, conduisent en effet à un déficit de confiance en soi.

« La honte est devenue intrinsèque. Ces changements biologiques leurs donnent un sentiment d’infériorité et elles les acceptent comme un handicap », explique Aditi Gupta. Elle souligne que bien des filles abandonnent également toute pratique sportive, en raison de la « faiblesse » qu’on leur prête d’emblée durant cette période.

Planches de la bande déssinée Mestrupedia

Planches de la bande déssinée Mestrupedia

Briser le silence

Au terme de plus d’un an de recherches dans l’Inde rurale mais aussi urbaine, pour la jeune femme, ce problème est aussi répandu en ville et dans les classes les plus éduquées.

Les chiffres lui donnent raison. En 2014, Whisper, une marque de serviettes hygiéniques appartenant à la multinationale américaine Procter & Gamble, a mené avec l’institut français de sondages Ipsos, une enquête auprès d’un millier de femmes, âgées de 13 et 49 ans, et de quelques centaines d’hommes, dans dix villes indiennes. Selon l’étude, les vieilles pratiques traditionnelles persistent chez près de la moitié des citadines. Dans le détail, elles continuent ainsi à se laver les cheveux seulement après le quatrième jour des règles (65%), à ne pas arroser les plantes durant leurs menstruations (54%), ou même à ne pas toucher à des bocaux de cornichons(59%).

Les pratiques taboues varient aussi en fonction des régions. Au Nord de l’Inde, ne pas toucher à ces cornichons durant leurs règles est par exemple une pratique majoritaire chez les femmes, ce qui est moins répandu dans la partie orientale du pays. Dans l’Ouest, près de la moitié des femmes estiment, elles, que leurs règles vont faire rater la préparation du lait caillé qu’elle servent au foyer et qu’elles ne doivent pas toucher au mélange d’épices très populaire appelé « masala ». Durant cette période, elles s’interdisent en outre souvent de partager la chambre de leur mari. Quant aux hommes en général, les trois-quarts d’entre eux éprouvent de la gêne à acheter des serviettes hygiéniques.

Mais pourquoi donc ces croyances se perpétuent-elles ainsi ? « Le silence ! », résume en un mot Aditi Gupta de Menstrupedia. « On n’en parle pas suffisamment. A l’école, les enseignants sautent les chapitres sur la menstruation et cela les arrange bien », ajoute-t-elle, dénonçant la perpétuation systématique de véritables « mythes menstruels ».

A la maison, les hommes ne s’impliquent jamais dans l’éducation des filles en la matière et les femmes plus âgées de la famille, qui s’occupent de « renseigner » ces dernières, ont souvent tendance à transmettre les pratiques ancestrales, au nom des « bonnes manières ».

« Pourtant, cela commence à changer. Plus que les mères, qui hésitent toujours à trop en parler, les enseignantes et les aides spécialisées sont très réceptives à nos ateliers », explique Rekha Adhwaryu, qui en anime souvent.

Plutôt que les vieilles générations, il faut en effet viser celles qui arrivent, pour rompre le cycle de transmission des mythes et des tabous, estime, de son côté, Aditi Gupta.

La marque Whisper va dans ce sens. Elle a mené en 2014 une campagne intitulée « Touch the pickle » (Touchez aux cornichons), incitant les femmes à travers l’Inde à rompre avec les interdits liés à la période des règles.

Mais pourquoi donc précisément cet interdit emblématique lié aux cornichons ? En vertu de la notion d’impureté associée à une femme ayant ses règles, si elle touche à ce condiment souvent utilisé dans la nourriture quotidienne, il deviendrait alors « impropre » à la consommation. De même, sa supposée « impureté », à ce moment là, lui interdirait de visiter les temples, d’entrer dans la cuisine, ou même de partager une assiette avec les autres.

La campagne « Touchez aux cornichons » est ainsi devenu un cri silencieux et symbolique en faveur d’une révolution, pour que les Indiennes envoient balader les tabous et vivent leur féminité sans entraves. Le succès a été au rendez-vous : plus de 2,9 millions d’entre elles y ont participé. La campagne a même été couronnée en 2015 du prix Glass Lion, au prestigieux festival international annuel de la publicité de Cannes, en France, pour son effet positif contre les discriminations ou les inégalités sexuelles

Un « Monsieur Règles » au Sud de l’Inde

Un homme, dans le Sud de l’Inde, a lui aussi contribué à combattre les pratiques non hygiéniques, voire dangereuses, en la matière. Il s’est rendu compte que le problème était aussi lié à des facteurs économiques.

La femme d’Arunachalam Muruganantham utilisait comme des centaines de millions d’autres dans le monde, des chiffons « pourris » pendant ses règles. Elle n’avait pas le choix, faute de moyens pour acheter des serviettes hygiéniques, aux prix souvent prohibitifs pour les plus pauvres.

Arunachalam Muruganantham a décidé alors de fabriquer lui-même, à domicile, une serviette hygiénique, d’autant plus motivé qu’il découvre que seulement 12% des indiennes utilisaient de telles serviettes.

Six ans plus tard, après de nombreuses expérimentations et avoir été ostracisé par son village, il invente une machine fabriquant des serviettes non seulement hygiéniques mais très bon marché. La machine, il en est fier, est aussi une bonne dizaine de fois moins chère que d’autres de ce type. Son projet a été salué par de nombreux prix nationaux et internationaux.

« Muruganantham a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la fabrication des serviettes hygiéniques bon marché. Mais son invention avait besoin d’un ‘business plan’ et dépendait aussi d’une bonne disponibilité de bois, dont la pâte est utilisée pour ses qualités absorbantes », analyse Swati Bedekar, fondatrice de la Vatsalya Foundation, qui a utilisé cette machine. La fondation a donc perfectionné les choses et inventé son propre dispositif, produisant des serviettes hygiéniques et contemporaines dans leur conception.

« Nos serviettes sont à base de fibres végétales et on peut ainsi plus facilement les éliminer après usage. Nous avons inventé pour cela un incinérateur ne nécessitant pas d’électricité et consommant peu d’énergie », ajoute Swati Bedekar, qui précise que les cendres issues de la combustion sont ensuite utilisées comme compost dans l’agriculture. Via cet écosystème, sa marque, « Sakhi » (amie, en hindi), permet ainsi à des milliers des femmes d’adopter une pratique hygiénique mais aussi d’avoir un nouveau moyen de gagner leur vie.

Pour Swati Bedekar, cette prise de conscience et ces initiatives concrètes placent le pays sur la bonne voie : « Alors que le monde entier souffre d’un pauvre traitement menstruel, l’Inde fait partie des pays qui luttent contre ce problème avec vigueur. »

De son côté, Aditi Gupta est plus prudente. Si les graines du changement sont bien semées, la plupart de ces initiatives sur le terrain en sont encore, selon elle, à un stade naissant : il leur faudra au moins une décennie pour devenir les vecteurs d’un vrai changement à grande échelle.

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