Du vin à l’indienne

Patrimoine

March 28, 2016

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Indes

mars-avril 2016



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Il se dessine en Inde une véritable culture du vin... mais “à l’indienne”

Il se dessine en Inde une véritable culture du vin… mais “à l’indienne”

La vigne fait son retour en Inde. Et avec elle, un art de vivre à la française. Un chemin qu’il a fallu essarter au travers de nombreux siècles d’hésitations.

« Le vin n’est pas un alcool » statuait en 2005 Sharad Pawar, alors ministre indien de l’agriculture. « Le vin n’est pas la même chose qu’une liqueur. Il est nécessaire de changer notre attitude par rapport au vin pour le bénéfice des cultivateurs de raisins ». Cette déclaration et les efforts déployés par Sharad Pawar en faveur du vin sont emblématiques de la relation ambiguë qu’entretient la société indienne avec les produits enivrants et plus particulièrement les boissons alcoolisées. Si Sharad Pawar a tant besoin d’offrir au vin une nouvelle définition, c’est qu’en Inde la consommation de boissons alcoolisées est largement considérée comme un acte impur et immoral. Un acte qui attire l’opprobre et doit être caché. Les alcools sont donc souvent peu visibles sur la scène publique comme dans l’espace commun familial ou communautaire, alors qu’une étude de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a montré en 2014 qu’en Inde, un homme de plus de 15 ans consomme en moyenne 33 litres d’alcool par an (pour 18 litres en France, attention ces chiffres renvoient seulement à la population qui consomme de l’alcool).

Quel est le cadre législatif actuel en Inde et à quelles réalités renvoie-t-il ? Chaque état de l’Inde possède ses lois propres relatives à l’achat et la consommation de boissons alcoolisées. Au Gujarat, à Manipur, au Nagaland et au Kerala, l’alcool est strictement interdit : seules les personnes qui détiennent un « Liquor permit » peuvent s’en procurer. Dans les autres états, les législations varient : la vente de boissons alcoolisées est réglementée en fonction de l’âge de l’acheteur, des points de vente et du calendrier (l’achat est interdit lors des « dry days »). Pour boire ou acheter une boisson alcoolisée, il faut généralement se rendre dans un magasin qui vend de l’alcool, un restaurant, un hôtel ou Patrimoine un club. Le taux limite autorisé, fixé à 0,3 %, est inférieur au taux français. Cette législation cache pourtant une tout autre réalité. Une réalité où l’alcool coule à flots dans les régions et même durant les jours les plus « secs ». Un large panel de possibilités des plus légales aux plus folles s’offre au consommateur qui souhaite se fournir hors des cadres de la loi. La consommation cachée est admise et la contrebande va bon train (comme l’a démontré, s’il en était besoin, l’incident tragique qui couta la vie à plus de cent personnes qui avaient consommé, en 2009, de l’alcool frelaté à Ahmedabad, au Gujarat).

L’alcool, dans le sous-continent indien, est tabou car il est associé, dans l’imaginaire collectif, à l’ivresse des guerriers et des castes les plus basses qui buvaient sans modération lors de rituels aux sacrifices sanglants offerts aux divinités les plus terribles. Les brahmanes et les personnes en quête spirituelle, quant à elles, fument ou boivent traditionnellement des produits à base de chanvre dans une démarche plus apaisée de dévotion à des divinités calmes et/ou associées au végétarisme. Dans un modèle social clairement hiérarchisé qui place le brahmane et le saint au sommet de son système, la consommation d’alcool est donc associée à des pratiques impures et fortement dévalorisantes. Passé sous silence, l’alcool est un produit et un phénomène largement méconnu. Les termes persans d’ « arak », de « sharab » ou encore le mot anglais « wine » désignent d’ailleurs sans distinction toutes les boissons alcoolisées.

Celles qui sont les plus appréciées sont les spiritueux manufacturés à fort titre alcoométrique, en particulier les alcools distillés introduits par les Britanniques comme le whisky, le brandy, le rhum ou le gin. Leur marché est majoritairement urbain, tandis que dans les campagnes, on continue de produire des alcools fermentés traditionnels fabriqués à base de sève de palmier (le vin de palme) ou de fruits locaux comme par exemple ceux de l’arbre Mahua (maduca latifolia). En ville comme à la campagne, on apprécie l’alcool pour ses propriétés enivrantes,que ce soit dans le cadre d’un rite socio-religieux, par esprit ludique ou dans la détresse. Les qualités gustatives du produit jouent un rôle mineur.

Le vin, produit de la vigne, quant à lui, ne représente qu’un pour cent de la consommation d’alcool en Inde. Il est consommé de façon modérée dans les milieux sophistiqués. Le vin se veut un produit associé à un style de vie élégant et raffiné. Et c’est cette démarcation sociale qu’a voulu souligner Sharad Pawar.

Intoxication mystique

L’introduction de la vigne en Inde a une histoire agitée. Les fouilles archéologiques et les textes anciens s’accordent pour affirmer que des boissons alcoolisées étaient consommées dans le sous-continent indien dès la civilisation de l’Indus. Il s’agissait toutefois vraisemblablement d’alcools fermentés à base de céréales. Aucun indice n’a démontré à ce jour l’existence de vigne en Inde au cours des périodes pré-modernes. Il est toutefois probable, au vu des contacts commerciaux étroits qu’entretenaient la civilisation de l’Indus, puis les royaumes du nord de l’Inde, avec le Moyen-Orient et la Méditerranée, que le vin était importé et consommé en Inde.

L’ambivalence entre permissivité et restriction forte est déjà sensible à l’aube du bouddhisme et du jaïnisme. Elle fut renforcée lors de la domination turco- moghole du fait de l’interdit théologique qui touche les populations musulmanes. A la cour des empereurs et gouverneurs moghols, la consommation de vin, notamment celui de Shiraz, était courant, en référence au modèle politico-culturel persan. Associé à l’intoxication mystique et à la création artistique, le vin était le produit incontournable de la table raffinée du souverain. Il était condamné pourtant par les autorités religieuses, et le roi devait cacher les bouteilles dans son propre palais.Le jouailler français Jean-Baptiste Tavernier, présent en Inde dans les années 1660, raconte ainsi une anecdote significative de la cour du souverain moghol Aurangzeb qui avait imposé une prohibition stricte dans son empire. Un soir, Aurangzeb, qui souhaitait remercier Tavernier, lui fit envoyer « en secret quatre bouteilles de vin, deux de Shiraz et deux d’Espagne. De peur qu’on ne se doutât que ce fut du vin, il fit mettre ces quatre bouteilles avec une douzaine d’autres, dont les unes étaient pleines d’eau de rose, les autres d’achar (ou conserves au vinaigre) ».

Aux yeux des autorités mogholes, les Européens, consommateurs et fournisseurs de vins de qualité, se démarquaient des populations locales qui buvaient des productions indigènes, notamment l’alcool de riz et le vin de palme. L’arrivée des Européens sur la scène commerciale indienne à partir du XVIe siècle signifia aussi l’introduction de la vigne et les premiers essais modernes d’acclimatation en Inde. Les Portugais, les Hollandais et les Français présents dans leurs comptoirs indiens respectifs essayèrent d’y faire pousser de la vigne, mais, à leur grande déception, le vin produit était souvent beaucoup trop aigre pour qu’on puisse le consommer tel quel. Ce sont les anglais qui, les premiers, établirent de véritables vignobles dans le Gujarat et sur les coteaux cachemiris. Ces vignes furent toutefois ravagées par le phylloxera et il faudra attendre plus d’un siècle pour que la vigne renaisse en Inde.

Convivialité et qualité

Dans les années 1990, d’ambitieux entrepreneurs indiens relevèrent le défi de la production viticole indienne. Ils constituèrent dans le Maharasthra et le sud de l’Inde de nouveaux vignobles sur le modèle de la culture œnologique française. Ces initiatives visent à créer une véritable culture du vin avec un fort attachement à des valeurs comme la convivialité et la qualité. Le vin se positionne clairement comme un produit de luxe, dégagé du malaise lié à la consommation d’alcool. Les efforts publicitaires et financiers de ces nouveaux entrepreneurs du vin visaient l’élargissement de ce public. Cela entraina en 2010 l’effondrement de « Château Intage », la plus grosse entreprise viticole indienne du XXIe siècle, et avec lui, des pans entiers de l’activité viticole indienne. Malgré ce choc, les analystes se montrent aujourd’hui positifs pour ce secteur en expansion. En effet, dans le sillage d’une culture et une économie globales, le vin est devenu un produit de consommation accessible financièrement et socio-culturellement pour une part plus large de la population.

C’est suivant le conseil d’œnologues et experts français que les entrepreneurs indiens ont créé leurs vignobles et continuent de les faire évoluer. La culture du vin en Inde a donc une forte « French Touch ». Il n’en reste pas moins que le produit s’est adapté à son nouvel environnement. Les vins, en effet, se marient mal avec une table indienne fortement épicée.

Par ailleurs, on boit peu au cours d’un repas indien. Le vin est donc plus généralement offert en guise d’apéritif. Il accompagne les préliminaires de la soirée, souvent appréciés dans une pièce attenante à celle où l’on servira le repas. On le préfère sec, liquoreux, voire pétillant, car on apprécie ses qualités rafraichissantes et ses arômes fruités et épicés.Voilà donc que se dessine une véritable culture du vin « à l’indienne ».

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