Les épopées hindoues sous le pinceau moghol

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December 10, 2018

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Indes

Novembre-décembre 2018



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L’Inde sous le règne moghol d’Akbar est célèbre pour son syncrétisme hindou-musulman. L‘une des meilleures preuves en est la traduction en persan des épopées hindoues, le Ramayana et le Razmnama, dont les miniatures viennent illustrer le multiculturalisme encouragé par l’empereur.

Troisième empereur de la dynastie moghole, Jalaluddin Muhammad Akbar (1542- 1605), dont le nom signifie littéralement en arabe « le plus grand », est arrivé à justifier ce titre, selon plusieurs historiens. Devenu synonyme d’un esprit de tolérance, l’empereur met en œuvre de nombreuses initiatives favorisant le syncrétisme religieux qu’il souhaitait voir régner à travers la vaste étendue de son empire.

 

Le Mahabharata : Arjun atteint sa cible

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Akbar ou la tolérance religieuse

« Autrefois, je persécutais les hommes conformément à la foi (islamique), considérant que cela faisait partie de l’islam. Devenu plus sage, j’ai été submergé par la honte. N’étant pas moi-même musulman, il était inacceptable de forcer les autres à se convertir. Et quelle constance faut-il attendre de prosélytes contraints ? », avoue l’empereur, selon Abul Fazl, ami proche d’Akbar et biographe royal.

Musulman sunnite par ses origines, Akbar acquiert son savoir religieux auprès des érudits chiites, des mystiques soufis, des hindous, des jaïns et des Parsis. Se consacrant entièrement à l’érudition comme à la recherche, il invite des spécialistes de plusieurs religions, y compris les jésuites venus d’Europe, à participer à des débats ayant lieu dans son Ibadat-Khana (lieu de culte). Loin de l’islam orthodoxe, il établit également sa propre religion de Din-e-Ilahi (culte de Dieu), qui synthétise les points positifs de toutes les religions de son empire et donc a pour but de réunir ses sujets divisés par les religions diverses.

« Après avoir observé la haine fanatique entre les hindous et les musulmans, il [NDLR : Akbar] était convaincu qu’elle ne provenait que d’une ignorance mutuelle. Le monarque éclairé a voulu la dissiper en rendant les livres des uns accessibles aux autres. » écrit Abul Fazl dans la préface du Razmnama. À cet effet, a donc été mis en place le maktabkhana (bureau de traduction) en 1574 à Fatehpur Sikri, la demeure royale à Agra, aujourd’hui dans l’État de l’Uttar Pradesh (nord). Les textes sanskrits étaient désormais disponibles en persan pour les musulmans de la cour.

Sous le règne d’Akbar – de 1556 à 1605 – une production prodigieuse de manuscrits illustrés de tous types, des traités d’astronomie et de droit aux chroniques dynastiques en passant par les classiques de la littérature persane, a donc vu le jour. Parmi ces manuscrits, se trouvent les traductions en persan des épopées hindoues, le Ramayana, sous le même nom que l’original donc, et le Razmnama (venant de l’arabe et signifiant littéralement « livre des guerres »), traduction du Mahabharata. Réalisées par les artistes de l’atelier royal, les illustrations accompagnant ces textes en persan sont de vrais bijoux qui semblent inventer tout un nouveau langage visuel.

 

Razmnama : hindous et musulmans discutent de la traduction du Mahabharata

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Les miniatures ou l’art qui réunit les religions

Akbar a été l’un des plus grands mécènes de la culture et des arts. Il a notamment à son crédit la création d’un grand atelier royal avec plus de cent artistes hindous et musulmans travaillant ensemble. Les inscriptions sur les illustrations mettent en évidence une répartition du travail dans l’atelier en fonction de la compétence que chaque artiste maîtrise. Sur la même peinture, l’application des couleurs, le contour et les portraits sont réalisés par différents artistes appartenant aux diverses cultures. Cela donne un effet particulier remarquable à ces peintures faites à plusieurs mains, notamment dans les illustrations du Ramayana et du Razmnama.

Les miniatures de ces manuscrits reproduisent la vision idéale de l’empereur sur papier. Véritable rencontre des deux cultures, ces peintures nous présentent la mythologie hindoue à travers l’œil des Moghols. Les artistes ont rendu les figures mythologiques complètement contemporaines à l’époque. Elles sont toutes vêtues des tenues que l’on portait alors à la cour de l’empereur. Mélange des éléments stylistiques spécifiques de l’art moghol et de l’iconographie des idoles déjà existante dans les temples hindous, ces miniatures révèlent l’évolution des artistes dans la compréhension de l’œuvre et dans le développement de leurs techniques propres. Ils étaient en effet, au départ, confrontés à la difficulté d’un manque de références, de modèle, pour comprendre et s’imprégner de l’œuvre, et transposaient la réalité moghole sur la peinture dite hindoue. Cette confusion reste visible dans les dessins. Préférant le symbolisme au réalisme, l’art moghol constitue à la fois un superbe trésor et un véritable casse-tête dont la solution se cache derrière les coups de pinceau.

Achevé en 1589, l’exemplaire royal de la version en persan du Ramayana a précieusement été conservé comme une pièce importante de la bibliothèque royale moghole jusqu’au dernier jour de leur règne en Inde, et porte d’ailleurs le sceau des successeurs d’Akbar.

Le manuscrit comprend 176 illustrations spectaculaires dessinées par plus de 40 artistes, tandis que l’exemplaire royal du Razmnama contient 169 illustrations de pleine page. Dans le manuscrit, se trouvent 4 illustrations signées par Muhammad Sharif, fils de Abdus Samad, artiste d’Iran spécialement convoqué pour entraîner les autres au sein de l’atelier. Quant aux autres grands artistes ayant contribué, 30 miniatures sont attribuées à Daswant et 32 à Basawan. En outre, plusieurs historiens de l’art affirment qu’on y trouve une illustration réalisée par le Prince Salim, le futur roi Jahangir lui-même.

Inaccessible pour la plupart des gens, les deux manuscrits restent aujourd’hui conservés dans un coin isolé du City Palace à Jaipur, ville capitale de l’État du Rajasthan (nord-ouest). Mais puisque Akbar encourageait les nobles de sa cour à faire des copies des textes, il existe, outre ces manuscrits royaux, d’autres exemplaires commissionnés par les aristocrates avec des illustrations de qualité variable.

 

De haut en bas : Le Ramayana : Rama tue le démon Trishiras ; Rama et Lakshmana avec Vishvamitra

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L’universalité du mythe

Bien qu’aujourd’hui, ces miniatures soient emblématiques de l’harmonie religieuse entre les hindous et les musulmans, il faut aussi rappeler que certains traducteurs de ces épopées ont parfois tenté d’imposer dans ces textes hindous des éléments appartenant à l’islam.

Selon un récit de Abd al-Qadir Bada’uni, traducteur principal à Fatehpur Sikri et musulman orthodoxe, Akbar l’a convoqué devant le tribunal et l’a réprimandé en le qualifiant de « disciple tellement fanatique de la loi islamique qu’aucune épée ne peut trancher la veine jugulaire de son sectarisme ». Accusé de l’islamisation de ces textes dont certains vers faisaient allusion à l’existence du paradis, de l’enfer et du Jour du Jugement islamique, Bada’uni s’est mis à se défendre en expliquant la théologie hindoue à Akbar. Il a fait valoir (avec succès) que les hindous croient effectivement que le paradis et l’enfer sont des points de passage dans le cycle de la renaissance et qu’ils ont aussi un ange de la mort (Yama) qui juge les âmes et les envoie au paradis ou en enfer en fonction de leur karma. Si cette explication était surtout une tentative d’échapper à la mort, elle mettait en lumière une certaine vérité ; il existe bien des points de convergence dans les deux cultures.

Le Ramayana, par exemple, revêt une grande importance en Malaisie, malgré sa culture populaire islamique, ainsi qu’au Myanmar, où domine la culture bouddhiste. Cela nous mène au caractère universel des mythes à travers le monde. Dans ces pays comme pour les Moghols, le Ramayana et le Mahabharata transcendent toutes les frontières liées à la religion, la race, la langue, au temps ou bien à l’histoire locale et font appel à la sensibilité de chacun.

Les mythes, et en l’occurrence ces deux grands textes de la religion hindoue, portent sur des thèmes universels, dont certains ont trouvé une certaine résonance auprès des rois moghols eux-mêmes. Par exemple, dans le Ramayana, Rama, l’incarnation du dieu hindou Vishnou, a dû subir un exil de 14 ans, au même titre que l’empereur Humayun, le père d’Akbar, qui a connu l’exil à Kaboul en Afghanistan avant de reconquérir l’Inde en 1554. Les épopées recèlent donc bien une certaine universalité dans leur traitement de la nature humaine, la dénonciation des vices, la valorisation du bien, et enfin les morales qui y sont glorifiées.

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