Jaipur et ses « léopards des villes »

Environnement

April 17, 2019

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Indes

Mars-Avril 2019



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Il est des lieux, dont on soupçonnerait difficilement l’existence, qui témoignent de la formidable résilience de la nature indienne et dont la biodiversité se révèle sur les moindres parcelles de territoires non colonisées par l’homme.

Jaipur, aussi connue comme la « ville rose », constitue un incontournable des circuits touristiques du Rajasthan proposant une plongée dans le glorieux passé des seigneurs rajpoutes : son palais des vents ; son observatoire astronomique, le Jantar Mantar, classé au patrimoine mondial ; son artisanat réputé ainsi que l’imposant fort d’Amber qui domine les environs, attirent chaque année des foules de visiteurs. Difficile de deviner que non loin de là, au sud-est du centre historique, s’étend une oasis de vie sauvage constituée par les forêts classées de Jhalana, comme un manifeste de résistance au cœur d’une ville bouillonnante, indiquant aux hommes le chemin du partage et de la réconciliation avec leur environnement.

Une passion indienne pour la faune sauvage des forêts urbaines

Il faut une trentaine de minutes, aux heures creuses, pour rejoindre la réserve. Lors de notre première visite, en avril 2018, un étrange sentiment s’empara de nous à la découverte d’installations en plein travaux bordant une usine d’un autre âge exhalant des odeurs nauséabondes. Quelques mois plus tard, à notre retour en décembre 2018, les travaux sont achevés et le moins que l’on puisse dire c’est que le travail accompli ferait pâlir d’envie n’importe quelle réserve de tigres. Derrière l’arche d’entrée monumentale inspirée de l’architecture traditionnelle des palais et forteresses de la région et surplombée d’une famille de léopards en vadrouille, on accède au musée fraîchement inauguré.

On est loin de s’imaginer les trésors que recèle ce petit bâtiment, véritable temple naturaliste dédié à la fascination de la faune, de l’avifaune et de la flore locales. De magnifiques clichés réalisés in situ ornent les murs, ainsi que des panneaux explicatifs à la fois esthétiques et bien documentés afin que les visiteurs disposent d’un aperçu complet de la biodiversité de ces « forêts urbaines ». Dans cet antre jalousement gardé par un groupe de passionnés de la vie sauvage indienne, nous découvrons les portraits robots des léopards présents dans le sanctuaire, patiemment établis avec les noms qui leur ont été attribués, traduisant les liens affectifs qu’entretiennent les protecteurs des lieux avec les félins mouchetés.

L’extérieur n’est pas en reste puisque la décoration des murs d’enceinte a été confiée à des artistes locaux qui les ont parés de somptueuses fresques à la gloire des seigneurs de ces forêts, à l’instar du travail monumental réalisé dans la gare de Sawai Madhopur, porte d’entrée de la célèbre réserve de tigres de Ranthambhore située dans le même État. Une dizaine de jeeps Maruti attendent l’ouverture du parc, alignées le long du mur, nous laissant tout le loisir d’admirer les œuvres et de plonger dans l’ambiance avant de pénétrer enfin dans le territoire des fauves.

Une relation complexe avec les léopards

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Leela et Prince (en bas à droite)

Les léopards pâtissent en Inde d’une mauvaise réputation en raison de leur caractère intrusif et imprévisible qui les conduit à rechercher la proximité des habitations humaines et à provoquer de nombreux incidents dans les villages jouxtant leurs territoires. Chaque année entre 400 et 500 léopards meurent en Inde des suites de conflits avec les hommes (ils sont souvent mis à mort en représailles à des incursions dans les villages), d’accidents (collisions avec des véhicules ou bien électrocution par des installations ne respectant pas les normes) ou bien encore du braconnage endémique à certaines régions.

Pourtant, ils demeurent tolérés en périphérie des agglomérations et on les retrouve étonnamment dans des forêts suburbaines sanctuarisées, dont la plus emblématique est certainement celle du Sanjay Gandhi National Park située dans les faubourgs de Mumbai (anciennement Bombay). Une quarantaine de spécimens occupent les quelques 100 km² du parc. Cette situation paradoxale traduit bien les liens complexes tissés par les Indiens avec leur faune sauvage, où mythes religieux et croyances animistes se mêlent parfois à une féroce concurrence pour la maîtrise des espaces naturels et de leurs ressources.

En 2015, un recensement partiel réalisé dans certains États a permis de dénombrer environ 8 000 léopards, permettant aux scientifiques et biologistes d’extrapoler une population totale comprise entre 12 000 et 14 000 individus pour toute l’Inde.

Le sanctuaire de Jhalana, d’une superficie de 24 km², abrite une trentaine de léopards dans un biotope idéal constitué des monts Aravalli recouverts de forêts sèches à feuilles caduques typique des contrées d’Inde de l’Ouest. Cet univers aride et inhospitalier pendant les mois d’été offre une topographie parfaite aux félins avec de nombreuses caches pour les femelles et des points d’observations surélevés pour guetter les proies variées que l’on trouve dans le parc. Figurent au régime alimentaire des léopards : jeunes antilopes Nilgauts, cerfs axis, singes langur et macaques rhésus, varans, lièvres, porcs-épics, mangoustes, écureuils, paons et autres oiseaux galliformes… Par ailleurs, plus de 130 espèces d’oiseaux séjournent de manière permanente ou occasionnelle dans le parc.

Les léopards sont des prédateurs opportunistes et redoutables. Ils peuvent se mettre en chasse dès qu’une occasion se présente. Outre le vivier de proies sauvages présent dans le sanctuaire, ils s’attaquent également aux chiens errants s’aventurant dans les forêts ou bien les traquent, la nuit, dans les quartiers urbains proches. Des caméras de vidéosurveillance ont ainsi filmé des scènes surréalistes, devenues virales sur les réseaux sociaux, où l’on aperçoit un léopard pénétrant jusque dans un hall d’hôtel pour capturer un chien.

Des « safaris des villes » pour découvrir la faune d’Inde de l’Ouest

À Jhalana, à l’image du teaser d’entrée qui s’étale sur les murs d’enceinte, les jeunes guides naturalistes et chauffeurs  ont à cœur d’ouvrir cette fenêtre sur le monde sauvage et de partager leur expérience. À l’intérieur du parc, plusieurs pistes bien aménagées serpentent à l’intérieur des trois zones touristiques, dans des vallées parfois encaissées entre les parois abruptes des Aravalli, parsemées de points d’eau augmentant les chances d’une rencontre avec les félins.

Notre premier safari en Maruti ne nous offre pas cette chance mais nous procure un bon aperçu des espèces présentes et l’opportunité d’observer une hyène striée, grand rival du léopard sur ses terres. Nous la surprenons sur la piste de bon matin alors qu’elle est en recherche de nourriture. Nous l’accompagnons quelques minutes à bonne distance avant qu’elle ne disparaisse dans les fourrés. Des face-à-face épiques entre léopards et hyènes ont permis aux photographes de réaliser ici des prises de vue rares et convoitées.

Le safari de l’après-midi vient confirmer la réputation que s’est forgée le sanctuaire d’autoriser des observations prolongées et rapprochées des magnifiques félins. Pas moins de trois léopards femelles dans des attitudes variées, l’une (Leela) allant s’abreuver au point d’eau sous une splendide lumière diaphane, l’autre (Juliet) couchée avec nonchalance devant un groupe de paons et la dernière (Mrs Khan), mère d’un jeune léopardeau, surveillant les alentours du haut d’un piton rocheux.

Rencontre au sommet avec le maître des lieux

Après à peine quelques heures de sommeil, nous repartons très tôt le lendemain matin pour le sanctuaire, en quête d’un mâle cette fois-ci. La veille, notre guide naturaliste nous a indiqué l’emplacement du cadavre d’une antilope Nilgaut mâle adulte, gisant à quelques mètres de la piste, dont la carcasse à peine entamée laissait augurer une opportunité d’assister aux premières loges à un repas. Après une courte attente de moins d’une heure, nous distinguons derrière quelques arbustes, la silhouette d’un beau mâle dans la fleur de l’âge. L’identification se révèle aisée grâce aux portraits robots du musée, et il s’agit du bien nommé Prince. Notre guide montre alors sa fierté devant ce léopard qu’il a vu naître et qui s’est familiarisé aux bruits des moteurs de jeeps. La forte densité des familles de léopards présentes dans la réserve et la facilité avec laquelle elles peuvent être observées contribuent de manière importante à enrichir les connaissances éthologiques sur ce félin élusif.

Nous nous sentons privilégiés de pouvoir contempler le festin du maître des lieux sur une proie de cette taille (200 kg environ, un léopard mâle adulte pesant au maximum 80 à 100 kg).

Apothéose, nous passons le reste de la matinée en sa compagnie, emboîtant son pas majestueux pour le suivre dans la patrouille quotidienne de son territoire, couvrant celui de plusieurs femelles. L’espace disponible étant réduit, les léopards se livrent une lutte sans merci pour l’accès aux ressources. Pour dissuader ses rivaux de pénétrer dans son territoire, Prince doit par conséquent se montrer et impressionner.

Au moment de le laisser au milieu de son royaume pour regagner la ville, il nous gratifiera d’une pose majestueuse et nous jettera un regard insistant et hypnotique pour une ultime capture rétinienne.

Quel avenir pour les léopards d’Inde de l’ouest ?

Juliet en embuscade devant les paons ; le petit de Mrs. Khan ; Mrs. Khan sur son promontoir rocheux ; une antilope Nilgaut mâle adulte ; une hyène striée

Juliet en embuscade devant les paons ; le petit de Mrs. Khan ; Mrs. Khan sur son promontoir rocheux ; une antilope Nilgaut mâle adulte ; une hyène striée

Nous quittons à regret ce paradis pour léopards et retournons à l’effervescence des activités humaines toutes proches. Sur le chemin du retour, alors qu’une chaleur implacable s’abat sur la ville, nous échangeons nos sentiments sur le fragile équilibre de ces forêts qui sont exposées à l’insatiable appétit des hommes.

Loin d’être résigné, le personnel de ce parc facilement accessible, voit sa situation géographique comme un atout. Les efforts de conservation ont récemment été renforcés par la mise en place de cinq tours en treillis métalliques équipées de systèmes de vidéosurveillance diurnes et nocturnes reliés à un PC sécurité, permettant notamment de donner l’alerte en cas d’intrusion suspecte dans la réserve, que ce soient des braconniers ou encore des habitants voulant couper du bois ou faire paître leur bétail. Un système qui a d’ailleurs également séduit les réserves de tigres de l’État, Sariska et Ranthambore. La réserve de Jhalana a également installé des systèmes de pompes à eau puisant dans les nappes phréatiques et fonctionnant avec des panneaux solaires et a, en outre, pour projet de se doter de la première flotte de véhicules électriques du Rajasthan pour effectuer les visites sans pollution sonore ni olfactive. Le défi qui s’annonce désormais sera de juguler le flot de visiteurs pour préserver la qualité de l’habitat, la biodiversité et le comportement naturel des animaux.D’aucuns objecteront que ce type de sanctuaire est loin de proposer la magie des forêts humides luxuriantes des parcs de la biosphère des Nilgiris dans les Ghats occidentaux ou d’autres zones aux immenses forêts contiguës. Il est vrai que le biotope des contrées d’Inde de l’Ouest est rude et austère.

Mais ce serait bien mal connaître l’histoire de la faune indienne que de nier la réalité de ces lieux où animaux sauvages et hommes se côtoient de près. Il y a moins d’un siècle, les faubourgs de Delhi abritaient des populations de tigres et de léopards comme la quasi-totalité des grandes villes indiennes.

À l’échelon national, les autorités ont pris conscience ces dernières années des menaces pesant sur les populations de léopards. S’ils sont très bien représentés dans les cinquante réserves de tigres que compte le pays et dans les nombreux sanctuaires de vie sauvage, ils souffrent tout de même de la présence de l’« Apex Predator », le tigre, qui réduit peu à peu leurs territoires.

Le 4 octobre 2018, le projet « Léopard » a été inauguré dans le Rajasthan afin de dédier huit réserves de l’État, dont la réserve Jhalana, à la présence des seuls léopards sur une superficie totale de 1 926 km².

Cet ambitieux projet a pour objectif de faire remonter les effectifs à 1 500 individus dans le Rajasthan, de protéger les habitats naturels et de densifier les bases de proies sauvages pour éviter que les léopards ne soient tentés de s’attaquer au bétail et autres animaux domestiqués. L’allocation de fonds s’avère désormais nécessaire pour basculer dans la phase opérationnelle et donner au projet l’ampleur qu’il mérite.


RÉSERVE DE LEOPARDS DE JHALANA

■ Situation géographique : sud-est du centre historique de Jaipur (à environ 30 minutes)

■ Biotope : forêts sèches à feuilles caduques des Aravalli

■ Taille de l’habitat : 24 km²

■ Population de léopards : 29 (la plus forte densité du pays !)

■ Autres prédateurs et charognards : hyènes, chacals, renards du désert…

■ Proies : Nilgauts, cerfs axis, singes langur et macaques, varans, écureuils, paons…

■ Avifaune : 132 espèces d’oiseaux

■ Corridor historique : relié aux collines de Nahargarh et aux forêts de la réserve naturelle de Jamwa Ramgarh et de la réserve de tigres de Sariska

■ Safari Game : en jeep Maruti (une dizaine) ; durée : environ 2h30 le matin et l’après-midi (horaires variables selon la saison)

■ Pour en savoir plus : consultez le site internet www.tigresetnature.fr ainsi que la page Facebook « Tigres et nature », et le blog associé

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