Wild Karnataka

L’art du documentaire indien

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May 20, 2019

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Indes

Mai-juin 2019



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Tournage de Wild Karnataka ; image d’un léopard mâle de Wild Karnataka

Tournage de Wild Karnataka ; image d’un léopard mâle de Wild Karnataka

À l’occasion de la sortie de l’impressionnant documentaire Wild Karnataka, ode à l’extraodinaire biodiversité des Ghats occidentaux, retour sur la richesse du documentaire animalier en Inde. Les Indiens se passionnent pour ce patrimoine en constant mouvement et ce culte du vivant est communicatif ! Découvrez les documentaires qui, depuis les années 2000, ont su éviter l’éceuil de l’esthétisme à tout prix et trouver un équilibre avec une force narratrice et didactique.

Ces vingt dernières années, les documentaires animaliers présentant la vie sauvage indienne ont connu un souffle salvateur de démocratisation qui a conduit à une diversification des productions, des angles de narration, des contenus, autant dans la forme que sur le fond. Une évolution positive qui est néanmoins à nuancer car les évolutions technologiques phénomènales du matériel à disposition ainsi que la quête effrénée d’images de plus en plus sensationnelles n’ont pas toujours incité les réalisateurs à trouver le bon équilibre entre recherche esthétique et densité et pertinence des contenus présentés. Une telle recherche peut également conduire à occulter réalité et dureté de la vie sauvage en tentant de la rendre lisse. Cette tentation a pu être observée dans certains documentaires scénarisés à outrance.

L’essor du documentaire animalier indien 

Les deux dernières décennies ont vu les Indiens se réapproprier leurs trésors naturels avec une très forte augmentation de la fréquentation des centaines de sanctuaires de vie sauvage que compte le pays. Attestant de cette véritable passion, la photographie animalière a connu un essor tout particulier et de très nombreux Indiens s’y adonnent durant leur temps libre. En parallèle de cette tendance de fond et alors que la BBC et National Geographic continuent de solliciter des réalisateurs étrangers pour aller filmer la faune indienne, une vague de réalisateurs indiens s’est démarquée en investissant le champ du documentaire animalier avec une connaissance pointue des réserves indiennes et des différents habitats, des familles d’animaux qui les peuplent et des problématiques liées à leur conservation et à leur protection. Une chance pour les amoureux de l’extraordinaire biodiversité indienne puisqu’à côté de produits quelque peu formatés à destination du grand public, se mirent à fleurir des œuvres plus personelles à travers lesquelles purent s’exprimer sensibilité et liens profonds unissant société indienne et écosystèmes abritant le reste du « vivant ».

L’apport des vidéastes indiens pour déjouer les clichés

À la fin des années 1990, le réalisateur Shekar Dattatri, dans l’excellent Nagarhole : tales from an indian jungle, choisit de nous présenter la réserve de tigres de Nagarhole aussi connu sous le nom de Rajiv Gandhi National Park, située dans l’État du Karnataka. À côté de la présentation classique des espèces emblématiques du parc, suivant le cycle des saisons qui rythme leur vie, le documentaire de 1997 se distingue par le lieu retenu et le suivi de l’extraordinaire travail du célèbre zoologiste et spécialiste des tigres, Ullas Karanth, instigateur de bon nombre des techniques modernes de surveillance des tigres et de leurs proies et qui révolutionna les méthodes de recensement en Inde et dans le reste du monde. Certains détails sont également intéressants et nous démontrent une liberté de ton et une réelle volonté didactique. Par exemple, au lieu de couper au montage une scène de chasse de dholes aux images très dures, le réalisateur par la voix du narrateur, Art Malik, nous invite à dépasser la charge émotionnelle des images brutes pour comprendre qu’il n’y a nulle intention cruelle dans leur façon de tuer mais une simple adaptation à leur propre condition.

Là où trop souvent, les documentaires classiques choisissent de nous présenter les réserves les plus connues d’Inde centrale et d’axer le propos sur les espèces mythiques comme celles du tigre, la série sur les chiens sauvages intitulée Wild dog diaries, série de six documentaires diffusée en 2006, réalisée par S. Krupakar et Senani Hegde se démarque et nous imerge dans la naissance, l’intimité puis la lutte pour sa survie d’une meute de chiens sauvages dans la réserve de Bandipur. La durée du suivi de la meute sur plus de 15 ans était en soi une réelle gageure mais il faut également souligner plusieurs atouts importants de cette série documentaire : l’extraordinaire tandem formé par le guide naturaliste issu d’une tribu locale et le cinéaste Senani Hedge, dont la grande complicité apporte une dimension affective forte à l’aventure, et d’autre part, les options de traque et d’approche à pied montrant à la fois l’extrême difficulté de mise en position pour le recueil des images et la grande habilité et la coordination du cinéaste et du traqueur, notamment lors des scènes de chasse où la meute est constamment en mouvement dans une végétation dense.

Images de Wild Karnataka : le « fantôme noir » de Kabini ; un léopard en pleine séance d’ étirements ; « Mr Kabini », célèbre tusker de Kabini

Images de Wild Karnataka : le « fantôme noir » de Kabini ; un léopard en pleine séance d’ étirements ; « Mr Kabini », célèbre tusker de Kabini

À noter, dans les années 2000, deux autres documentaires marquants sur le félin aux rayures qui ont été diffusés par la BBC. Le premier de 1999 intitulé Tigress, the elusive princess, dirigé par Hugh Miles, nous plonge dans l’univers de Kanha, l’une des réserves les plus fascinantes d’Inde située dans l’État central du Madhya Pradesh. Les tigres s’y sont livrés de tous temps de dantesques luttes de pouvoir à travers des combats épiques qui nourrissent les légendes entourant cet animal totémique. On suit les pérégrinations de la tigresse Laxhmi tentant couageusement de mener à l’âge adulte sa portée dans un environnement devenu particulièrement hostile. Les sublimes images et plans d’atmosphère, le caractère rare des scènes saisies ainsi que la narration incarnée et vibrante de David Attenborough ont vallu à ce documentaire d’obtenir en 2000 le prestigieux prix de la meilleure photographie de la BAFTA (British Academy Film and Television Arts).

Le deuxième de 2003 intitulé Tigers of The Emerald Forest propose de suivre la succession d’un roi mort à travers le travail réalisé pendant 8 ans par le scientifique indien Raghu Chundawat et sa partenaire Joanna Van Gruisen. Diffusé quelques années avant la disparition tragique de l’ensemble des tigres de la réserve de Panna (2006), il laisse augurer du drame à venir même si le parc connaîtra ensuite une incroyable renaissance avec l’engagement en 2009 du projet de repeuplement le plus abouti jamais réalisé pour des grands fauves.

Entre performance esthétique, force narratrice et enquête de terrain : une alchimie difficile à trouver

Dans les aventures qui nous sont contées, certains détails ne trompent pas et soulignent la sincérité de la démarche de certains quand ils révèlent au contraire chez d’autres, les maladroits subterfuges de la scénarisation. Subbiah Nallamhutu a choisi la première voie à travers un fabuleuse série de documentaires (Queen Tiger en 2010, Tiger’s Revenge en 2014 et enfin The World’s most famous tigress – Machli (1997-2016) en 2018) retraçant la vie d’une dynastie de tigres ayant régné sur la région des lacs de la réserve de Ranthambhore, aux décors somptueux et uniques au monde. Partageant patiemment le quotidien de plusieurs familles pendant plus d’une décennie et notamment de la célèbre matriarche Machli, le réalisateur parvient à documenter des moments inédits de la vie sociale des tigres qui amènent à revoir certaines idées reçues. Si l’intense bataille qui déchire le clan est filmée avec virtuosité, l’attitude de ce père qui se charge d’élever ses deux filles après la mort de leur mère et de les protéger contre l’intrusion d’une tigresse en quête d’un partenaire constitue l’un des points d’orgue de la série. Rien de fabriqué pour les besoins d’un scénario écrit à l’avance mais juste l’opportunité de dévoiler une vie secrète riche et bien plus complexe que n’importe quel « story board ».

À l’inverse, la série de documentaires Secrets of Wild India réalisée en 2012 pour le National Géographic souffre de la comparaison, notamment le documentaire sur l’Inde sauvage des tigres (la série incluait également des documentaires sur les éléphants et les lions d’Asie) tourné sur le territoire bien connu du lac de Télia dans la réserve de Tadoba Andhari, situé dans l’État du Maharashtra. Un tigre mâle très imposant, facilement reconnaissable pour avoir été balafré par un bison indien, y règne en maître absolu. Malheureusement, pour servir l’histoire, les scènes multiplient les raboutages de rushes sur des individus différents alors qu’il est aisé pour un œil averti de le constater. La cohérence de l’ensemble s’en trouve profondément altérée, tout comme le reste du propos qui présente à la manière d’un catalogue les autres espèces et l’évolution de l’habitat au grè des saisons.

Le déploiement de matériel autorisé par les « superproductions » pour la capture d’images ne fait pas à lui seul la qualité d’un documentaire et des moyens plus minimalistes au service d’un réel travail d’investigation invitant les spectateurs à se questionner s’avèrent parfois donner un résultat beaucoup plus abouti. Dans cette veine, citons deux réalisations importantes, l’une de 2010 et l’autre de 2014. Avec Broken Tail’s last journey, suivant les traces d’un jeune tigre dont le périple se finira tragiquement sous un train, Colin Stafford-Johnson, collaborant avec le guide local, Salin Ali, signe un brillant pladoyer en faveur de la reconnaissance des phénomènes de dispersion naturelle qui conduisent les tigres à braver les territoires colonisés par les hommes à la recherche des derniers sanctuaires naturels où s’établir.

Dans The forgotten tigers, le réalisateur indien Krishnendu Bose réussit quant à lui l’audacieux pari de mettre en perspective l’épineuse et cruciale question de la disparition des corridors de connexion des espaces protégés nécessaire aux migrations des animaux, sous la pression des hommes et de leurs activités. À travers des enquêtes menées dans les différents habitats du tigre en Inde (dans le Terai, entre les parcs de Corbett et Rajaji dans l’Uttarakhand, en Inde centrale à Tadoba et Kanha et dans les réserves des Ghats occidentaux de l’État du Karnataka), il abandonne la traditionnelle narration associée à un lieu et à une histoire pour mieux nous permettre de mesurer à l’échelle du sous-continent indien, tout l’enjeu de ces territoires non protégés mais vitaux pour l’avenir de la faune indienne où sont livrés à eux-mêmes des individus en errance.

Wild Karnataka : célébration des Indes sauvages

Réservoir de Kabini ; une ourse lippu tranportant son petit ; bison indien appelé gaur

Réservoir de Kabini ; une ourse lippu tranportant son petit ; bison indien appelé gaur

Quelle place accorder à l’impressionnant nouveau documentaire Wild Karnatka (mars 2019), dirigé par Amoghavarsha J.S. et Kalyan Varma, aidés des spécialistes Vijay Mohan Raj et Sarath Champati, dans ce paysage foisonnant du documentaire animalier indien dont nous n’avons pu donner que quelques exemples ?

Le choix du lieu tout d’abord ne laisse pas indifférent en mettant en lumière l’un des habitats critiques des tigres et des éléphants les mieux préservés d’Asie. Les Ghats occidentaux forment en effet un réseau interconnecté et ininterromptu de forêts offrant aux animaux des possibilités de migration idéales même si les conflits hommes – animaux demeurent présents à certains endroits. Avançant à contre-courant d’autres États indiens, le Karnataka a fait le choix, il y a quelques années, de reforester de larges portions situées dans les corridors (plus de 11 000 km² au total) pour garantir leur efficience. Côté aires protégées, quatre sanctuaires ont accédé au statut de réserve de tigres lors de la dernière décennie (Dandeli Anshi, Nagarhole, Mudumalai partiellement dans le Karnataka et BRT Hills) et un sanctuaire devrait les rejoindre d’ici peu dans ce statut (MM Hills).

L’équipe pluridisciplinaire du film, composée de vidéastes et photographes, de naturalistes et d’officiers du département des forêts du Karnataka, présente l’avantage de conjuguer les compétences respectives dans une recherche évidente de complémentarité. Avec ce projet, les réalisateurs avaient pour ambition de réaliser avant tout un documentaire pour faire découvrir au public indien l’incroyable diversité de son patrimoine naturel, se débarrassant ainsi des considérations de formatage pour les pays occidentaux.

Ainsi, le documentaire ne se concentre pas uniquement sur les espèces indiennes emblématiques pourtant bien présentes (tigres, éléphants, ours, léopards, dholes, gaurs…) mais choisit d’embrasser plus largement la multitude des êtres vivants occupant terre, mer et ciel. L’utilisation de drones offre des points de vue impressionnants sur les merveilles naturelles que recèlent les différents sites comme les décors ciselés des ensembles montagneux ou les chutes d’eau vertigineuses. On contemple des habitats très variés permettant d’abriter quantité d’espèces. Il y a un parti pris esthétique indéniable mais la biodiversité de la faune et de la flore est traitée de manière équilibrée pour offrir la vision d’un paradis terrestre à la richesse insoupçonnée.

David Attenborough offre sa voix teintée d’un grain à nulle autre pareille pour la narration dans un moment crucial où le monde semble vaciller irrémédiablement vers la sixième extinction de masse. Avons-nous réellement pris conscience de ce que nous risquons de perdre et de quoi les générations futures seront privées dans un futur pas si lointain ? La démarche militante sous-jacente ne fait aucun doute. L’angle habituel resseré d’une réserve indienne plantée en « village gaulois » au beau milieu d’une marée humaine prête à déferler est balayé. L’immensité des espaces regorgeant de vie sauvage n’est pas cantonnée aux vastes étendues africaines ou amazoniennes quasiment dépourvues de présence humaine, semble nous suggérer les réalisateurs. Là, réside peut-être un des miracles indiens : la capacité à considérer, depuis des temps immémoriaux, le vivant comme un tout sans en stigmatiser des parties que l’on verrait comme des concurrents à éliminer ou des ressources à exploiter sur le court terme.

L’homme peut-il être à ce point présomptueux qu’il envisage de dompter les torrents d’eau qui envahissent les cours d’eau pendant la mousson avant de se jeter dans le vide du haut des falaises de Jog Falls ou Shivanasamudra Kavery ? La force brute, évocatrice et inspirante de ce Karnataka sauvage raisonne comme une ode célébrant toutes les Indes sauvages, qu’elles trouvent leur source dans les contrées himalayennes du Ladakh, de l’Himachal Pradesh, du Sikkim ou de l’Arunachal Pradesh, dans les plaines alluvionnaires de l’arc du Terai dans l’Uttarakhand, l’Uttar Pradesh, le Bihar ou encore l’Assam, dans la plus vaste zone de mangrove de la planète (les Sundarbans au Bengale occidental), dans les forêts mythiques d’Inde centrale du Madhya Pradesh et du Maharashtra, dans les habitats arides de la péninsule du Gujarat ou bien dans les Ghats orientaux du Tamil Nadu et de l’Andhra Pradesh reliés aux Ghats occidentaux grâce aux forêts du Karnataka.


Kalyan Varma

Kalyan Varma

WILD KARNATAKA

• Genre : documentaire animalier

• Réalisateurs : Kalyan Varma (photographe et vidéaste animalier), Amoghavarsha J.S. (photographe et vidéaste animalier), Sarath Champati (naturaliste) et Vijay Mohan Raj (officier du département des forêts)

• Équipe de photographes : Prashanth S. Nayaka, Sugandhi Gadadhar, Raghunhat Belur, Adarsh Raju, Pradeep Hedge, Pooja Rathod

• Narrateur : Sir David Attenborough

• Musique : Ricky Rej

• Durée de réalisation : 4 ans

• Format du documentaire : 4K UHD (Ultra High Definition)

• Durée du documentaire : 53 minutes

• Première sortie du documentaire : 3 mars 2019 à Bengaluru en Inde

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