La vague hip-hop déferle sur l’Inde

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May 20, 2019

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Indes

Mai-juin 2019



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Depuis quelques années, le mouvement, qui était jusqu’alors confiné à l’underground, sort de l’ombre. Aux quatre coins du pays, des talents s’emparent du rap et enchaînent les tubes, légers ou incisifs, outrageux ou revendicatifs pour dénoncer les inégalités sociales, les injustices et le conservatisme dans la société indienne. INDES vous ouvre les portes de l’univers hip-hop à la sauce « desi ».

Le pari était osé mais Zoya Akhtar l’a fait : la réalisatrice qui nous avait déjà ravis notamment avec Luck by Chance – film qui retrace le parcours d’un aspirant acteur débarquant à Bollywood et pour lequel elle a reçu le prix du meilleur réalisateur débutant aux Filmfare Awards 2009 – met à nouveau en lumière l’ascension d’un artiste pas comme les autres. Elle propose au public un film dédié à la vie et à l’œuvre de l’une des icones du rap en Inde, Vivian Fernandes, alias Divine. Gully Boy est l’un des gros succès de ce début d’année au cinéma avec plus de 4,1 millions d’euros de recettes en seulement 2 jours. La performance des acteurs principaux, Alia Bhatt et Ranveer Singh, a reçu un écho international favorable avec une nomination au Festival du film international de Berlin et les félicitations de l’acteur américain Will Smith. Le slogan du film, « Apna Time Ayega » (« votre temps viendra ») se retrouve en produit dérivé sur les t-shirts des fans du film et résonne comme un cri pour mettre enfin le rap sur le devant de la scène musicale indienne. Comment expliquer cet engouement pour un film qui retrace la vie et le parcours d’un rappeur indien ? 17 ans après la sortie de 8 miles, film sur la vie et le succès du rappeur américain Eminem, Divine est-il l’arbre qui cache la forêt ?

Gully Boy

Gully Boy

Aux origines : l’indipop des années 1990

Si Zoya Akhtar a su, au travers de son film, transmettre son enthousiasme pour la scène hip-hop à de très nombreux spectateurs, en réalité, les liens entre la scène rap et hip-hop indienne et Bollywood ne sont pas si récents que ça. Les tentatives de fusion ont commencé dans les années 1990.

Le premier MC « desi » (c’est-à-dire du sous-continent indien) enchaînait alors les rimes en reprenant le fameux titre de Vanilla Ice, Ice, Ice, baby sous le titre, Thanda thanda pani. Son album s’est écoulé à 100 000 exemplaires en trois semaines et à 5 millions au total. Ce précurseur, c’est Baba Sehgal. Il réussit le pari de faire émerger la scène hip-hop en Inde, le succès de cette reprise fût immédiat. Il collabore, à partir des années 1990, avec l’industrie du film pour différentes bandes originales de films tels que celle de Hum Hain Bemisaal (1994). Il est à la manœuvre comme directeur musical pour les films Dance Party en 1995, Nalaik en 2005, Bhoot Uncle en 2006. Les collaborations auraient pu être plus nombreuses mais la réception de ce genre musical, dans les années 90, par l’industrie du cinéma est plutôt froide.

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Baba Seghal

Baba Seghal a déclaré à Business Standard : « Je ne suis pas fait pour Bollywood. Bollywood ne s’est jamais entendu avec moi. Cela a toujours été un peu effrayant et peu sécurisant pour moi. » Après une période à New York entre 2001 et 2005, il rentre à Mumbai et signe un autre de ses albums à succès, Welcome to Mumbai. Mais ce sera l’un des derniers. La scène indépendante indipop telle qu’on la surnommait commence à s’essouffler au début du millénaire. Bollywood donnera le ton des chansons à succès. Tous les grands artistes indipop de l’époque ont pratiquement disparu aujourd’hui. Ils ont laissé la place à des artistes, pour certains aux messages sulfureux, repris par Bollywood, pour d’autres aux messages plus revendicatifs et définitivement plus engagés.

Les grandes figures du hip-hop desi

Côté artistes masculins, les incontournables du mouvement hip-hop desi se nomment Bohemia, Yo Yo Honey Singh, Divine ou encore Naezy. Le terme « desi hip-hop » englobe les artistes originaires du sous-continent indien. On doit le terme à Bohemia, artiste américain d’origine pakistanaise. Né à Karachi, il déménage en Californie à l’âge de 13 ans. Associé au producteur de hip-hop, Sha One, il est à l’origine de la popularisation du rap pendjabi aux États-Unis et dans le sous-continent indien. Son premier album Vich Pardesan De (2002) est classé dans le top dix des albums de la BBC UK. Da Rap Star, son troisième album, a reçu quatre nominations aux UK Asian Music Awards et aux PTC Punjabi Music Awards. Son style se rapproche des rappeurs américains : grosses voitures, vie en gang et punchlines en pendjabi reprises en boucle par ses fans. Son plus gros succès, le morceau Ek Tera Pyar cumule plus de 18 millions de vues sur Youtube.

 

Bohemia

Bohemia

Bollywood comprend très vite qu’elle peut tirer avantage du succès de l’artiste et plusieurs collaborations lui sont proposées dont, notamment les films Chandni Chowk to China et 8×10 Tasveer. Il est le premier rappeur à apparaitre aux très populaire show musical Coke Studio.

Beaucoup plus proche de l’industrie de Bollywood, Yo Yo Honey Singh enchaîne les succès commerciaux. Né d’une famille sikhe, au Pendjab indien, Hirdesh Singh de son vrai nom, débute en signant la musique du film Shakal Pe Mat Ja (2011). Le succès est immédiat. L’album en langue pendjabie, International Villager, arrive en 2011 en tête du très officiel BBC Asian Charts. La chanson Angreji Beat tirée de cet album est reprise dans le film Cocktail de Saif Ali Khan. Peu de revendications chez l’artiste, ces chansons reprennent les recettes des succès commerciaux grand public : billets de banque, grosses voitures, jolies filles et placements de produits ininterrompus. Il crée la controverse avec certains textes misogynes faisant l’apologie de la violence envers les femmes conduisant à l’annulation de l’un de ses concerts pour le nouvel an 2013 dans un hôtel de Gurgaon. La chanson Party All Night tirée du film Boss avec Akshay Kumar lui cause une plainte devant la haute cour de Delhi. En cause, des paroles jugées trop vulgaires.

Inspirations du film Gully Boy, l’artiste Divine et son acolyte Naezy produisent, eux, des textes plus engagés puisés de leur expérience de vie. Influencés par les rappeurs américains Nas et Eminem, celui qui fit parti du collectif Mumbai’s Finest Crew s’associe à Naezy en 2015. Ils signent ensemble le titre qui va propulser leur carrière, Meri gully mein. Leurs textes évoquent la vie de tous les jours, les rudesses de la vie à Mumbai, la politique et surtout la pauvreté des bidonvilles. Le fait de s’envoler à Londres pour plusieurs représentations n’empêchent pas le rappeur de 25 ans de continuer à résider dans le bidonville dans lequel il a grandi, dans le quartier d’Andheri, à Mumbai.

Une scène rap desi féminine prolifique

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Dee MC

Côté femmes, la scène rap desi est aussi prolifique : Hard Kaur, Raja Kumari, Ish Kaur et Dee MC mènent « le game ». Bien avant ses acolytes masculins, Hard Kaur, se fait remarquer en 2007 avec son album Supawoman. L’artiste britannique d’origine indienne y démontre son talent en enchaînant les succès. Restée dans le top dix des charts indiens pendant six semaines consécutives, certains des plus grands producteurs de Bollywood se l’arrachent pour ajouter à leurs chansons de film son style lyrique et poétique unique. Fille d’une immigrée indienne ayant fui l’Inde suite à des violences domestiques, elle est raillée à l’école à cause de son accent. « J’ai préféré fréquenter des camarades noirs parce qu’eux m’aimaient pour ce que j’étais et qu’ils ne me jugeaient pas parce que j’étais originaire d’Inde, » confie-t-elle au magazine Open Chest. Elle puise dans son bagage de vie l’inspiration pour écrire des textes engagés.

La reine du rap desi, Raja Kumari, a, elle aussi grandi en dehors de l’Inde. Née en 1986 à Clairmont, en Californie, l’artiste aux multiples talents (licence en science des religions asiatiques, danseuse classique) découvre le hip-hop avec l’album The Score des Fugees. Son titre à succès, Shook, lui vaut une reconnaissance internationale. Elle dit être inspirée, dans son style musical, par le célèbre composeur A. R. Rahman. Elle a récemment coécrit et co-interprété deux titres à succès avec Divine, Roots et City Slums (respectivement 6 et 16 millions de vues sur Youtube).

Plus localement, la figure du rap féminin à Delhi se nomme Ish Kaur et à Mumbai, Dee MC. Ish Kaur a été récompensée trois fois comme la plus jeune rappeuse indienne. Ses textes sont écrits en pendjabi, anglais et hindi. Elle évoque sa vie et ses espoirs de briser les tabous et les contraintes de la société indienne. Dee MC, au flow plus rapide, dénonce aussi le conservatisme de la société indienne et la manière dont les femmes sont poussées à s’y conformer.

La vague rap déferle aux quatre coins de l’Inde

Raja Kumari

Raja Kumari

Outre ces grandes figures du genre, une multitude d’artistes a essaimé aux quatre coins de l’Inde. Après 2011, l’intérêt pour le rap s’est progressivement accru. La tendance qu’a Bollywood d’exploiter le talent des artistes de rap se confirme. Le genre a atteint une certaine maturité et semble avoir consolidé sa position dans la conscience collective des amateurs de musique. Delhi et Mumbai placent la barre haut, avec les collectifs 2 ShadeZ et Desi Beam pour Delhi, Mumbai’s Finest et Bombay Bassment pour Mumbai.

Les collectifs de Delhi revendiquent haut et fort leur côté « gangsta », mixent des paroles en anglais, hindi et pendjabi. Desi Beam a très vite atteint une renommée nationale au point que le maître, Bohemia, leur a fait l’honneur d’un featuring sur le morceau Bandookan. Les slum gods de Mumbai misent aussi sur le cypher (collectif). Côté Mumbai’s Finest, les paroles dénoncent les injustices sociales et la pauvreté endémique. Bombay Bassment, dont le chanteur, Bobkat (Robert Omulo) est kenyan, se qualifie de groupe hip-hop, mais leurs influences funk et reggae les classent à part. Le son est plus coloré, plus léger, les textes évoquent des thèmes plus légers également (relations amoureuses, entre autres).

Trop souvent oublié face aux deux mégapoles, le sud regorge pourtant de talents avec Machas with Attitude, trio composé de Smokey, Brodha V (Bengaluru) et Bigg Nikk (Chennai) et les pionniers du hip-hop tamoul, Hiphop Tamizha (Tamil Nadu) ou encore les incontournables Street Academics, au Kerala. Le collectif de Bengaluru rappe en anglais mais aussi en hindi, telougou, kannada, tamoul et malayalam. Leur son « old school » rappellera aux adeptes du genre les flows des rappeurs de la fin des années 1990. Côté Hip-hop Tamizha, les liens avec l’industrie du cinéma sont clairs et le groupe propose à son public des hits « Kollywood friendly ».

Le Nord-Est, avec l’Assam et le Meghalaya, n’est pas en reste avec mes coups de cœur, le très talentueux collectif Assam Cypher et le trio, Khasi Bloodz. Le son est ciselé, mélange de basses, d’instruments typiques, (shehnai, sorte de hautbois indien) et modernes (synthétiseurs). Les clips sont travaillés. Les rimes s’enchaînent à un rythme impressionnant et laissent bouche bée. Les messages, délivrés en langue locale et en anglais (on évite le hindi) sont revendicatifs et dénoncent les injustices sociales dont sont victimes les populations locales.

Le succès du film Gully Boy est révélateur d’un mouvement qui a pris l’Inde au cœur. Les fans sont nombreux et le rap résonne comme un cri bienvenu pour une génération pris dans les feux d’un conservatisme parfois contraignant. On peut parier que les rappeurs du sous-continent vont continuer à relayer de nombreux combats et à dénoncer les injustices. Une référence pour tous ceux et toutes celles qui voudraient aller plus loin dans la découverte de cet univers encore méconnu mais si riche et fascinant : le site Desi hip-hop (desihiphop.com). On y trouve toutes les dernières actualités, les artistes qui montent, les morceaux du moment, les dates et lieux de concert. En vous souhaitant un très bon voyage !

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