Les femmes au masque de vache

La « protestation silencieuse » de Sujatro Ghosh

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November 21, 2017

/ By / New Delhi

Indes

Novembre-Décembre 2017



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Avec sa série photographique de femmes arborant des masques de vache, Sujatro Ghosh interroge la place respective que la société indienne accorde à la femme et à l’animal sacré. Une question plus universelle qu’il n’y paraît.

Troublé par l’actualité dans son pays, le photographe de Kolkata, Sujatro Ghosh, a démarré, le 11 juin dernier, devant la célèbre India Gate à Delhi, une série de clichés de femmes arborant des masques de vaches. Ce projet qui interroge la valeur que la société indienne accorde à la vie d’un être humain, et tout particulièrement d’une femme, par rapport à celle de la vache, connaît un succès international, démontrant l’universalité de la problématique du droit des femmes et de leur sécurité. Nous avons rencontré le photographe pour qu’il nous parle de sa démarche.

Les vaches indiennes plus protégées que les femmes ?

L’artiste souhaite dénoncer les violences faites aux femmes et les manquements en matière de protection des femmes. Un problème qui prend un certain relief à l’aune de la nouvelle vague de violence qui touche la société indienne au nom de la protection des vaches. En effet, la défense de l’animal, considéré comme sacré dans la religion hindoue, a pris une nouvelle ampleur ces dernières années. La législation est de plus en plus restrictive quant à l’abattage des vaches, avec des peines de plus en plus lourdes pour les contrevenants. Mais surtout, des milices de protection des vaches, les « Gau Rakshaks », utilisant la violence ont essaimé dans le pays. Ceux qui se présentent comme des justiciers vont jusqu’à lyncher des personnes suspectées d’avoir tué, mangé ou encore transporté, l’une de ces bêtes ; les victimes sont le plus souvent issues de minorités religieuses ou de basses castes et sont généralement l’objet de rumeurs.

Pointant les nombreux meurtres perpétrés par ces milices, ainsi que la statistique d’un viol déclaré toutes les quinze minutes dans le pays, Sujatro Ghosh considère que « ce qui arrive ces dernières années est vraiment alarmant. » « La question des femmes a toujours existé, mais celle des vaches a émergé avec la montée au pouvoir de la droite en 2014 » [le parti nationaliste hindou, le Bharatiya Janata Party, ou BJP, de Narendra Modi]. « Le chemin que nous prenons est vraiment inquiétant. » Il désirait donc juxtaposer les deux questions afin de les mettre en perspective : d’un côté, les milices de protection des vaches qui n’hésitent pas à tuer sous couvert de sauver des vaches ; et de l’autre côté, des femmes victimes de violences et d’abus sexuels, qui ne sont pas protégées et qui ont des difficultés à obtenir justice.

L’artiste, qui se dit hindou mais non croyant, n’est pas contre la protection des vaches mais dénonce l’absurdité de l’échelle de valeur induite par ces législations et ce phénomène de société. « Quand nous protégeons les animaux, pourquoi ne pourrions-nous pas mieux protéger les femmes ? » questionne l’artiste. La vie des femmes est elle moins importante que celle des vaches ?

La question universelle des droits des femmes

Si Sujatro Ghosh évoque la problématique des droits des femmes et de leur protection sous le prisme indien – avec, en contrepoint, le cas emblématique de la protection des vaches – il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un « problème spécifiquement indien » mais d’un « problème global ». En effet, loin d’être l’apanage d’un pays, le problème des violences sexuelles et plus largement celui de l’inégalité entre hommes et femmes, est un fléau qui touche le monde entier, de Paris à New York. Sujatro Ghosh rappelle, à titre d’exemple, la récente et médiatique affaire Harvey Weinstein, influent producteur américain accusé de harcèlement et d’abus sexuels.

Il souligne qu’il ne « parle pas spécifiquement de l’Inde mais de la situation des femmes en matière de sécurité et de protection à travers le monde. » Il la traite, certes, sous le point de vue indien, mais son « message est universel. » À l’appui de cette déclaration, il argue d’ailleurs de l’écho international que son projet a reçu dans un grand nombre de pays. Et outre la large couverture médiatique internationale dont il a bénéficié, il s’est également vu proposer des expositions à l’étranger. Ainsi, en décembre, il exposera pour la première fois en Suède avant de s’envoler pour New York et Mexico. Et il ne compte pas s’arrêter là.

L’art comme vecteur de changement de la société

Sa première exposition aura donc lieu à l’étranger et non en Inde et pour l’instant, aucune opportunité ne semble se profiler dans le pays, regrette le photographe. Car loin de susciter le même engouement unanime qu’à l’étranger, en Inde, l’accueil de son travail a été plus contrasté en raison de son « caractère contestataire » et « d’une certaine manière politique », car il considère que toute cette propagande religieuse qu’il dénonce, incitant à suivre aveuglément certains préceptes, est utilisée à des fins politiques. Accepté, salué et même encensé par certains, son projet a aussi été rejeté par d’autres, voire a provoqué l’ire de certains ; il lui a même valu des menaces, certains n’hésitant pas à appeler à son lynchage, nous a confié Sujatro Ghosh. Il déplore le fait qu’aujourd’hui, « il existe des obstacles à l’expression artistique quand on essaie de dépeindre la réalité de ce qui se passe dans [son] pays. » « L’artiste n’a pas le droit de parler de la réalité. »

Mais ce photojournaliste engagé, qui a travaillé notamment sur les questions liées aux femmes, aux droits LGBT ou encore à l’environnement, a foi en la capacité de l’art à changer le monde, même si « le changement est un processus qui a besoin de maturation ». Il estime que les racines des problèmes tant du droit des femmes que des vaches en Inde sont « profondément ancrées » et qu’un changement prendra du temps. Mais, selon lui, la sensibilisation est un premier pas.

Pour cela, il a choisi le masque comme « moyen d’expression » et vecteur de sensibilisation car « depuis l’antiquité et la tradition du théâtre grec, ils permettent aux gens d’exprimer leurs sentiments, quand les mots ne suffisent pas, quand la protestation ne suffit pas. C’est une forme de protestation silencieuse, car je ne veux pas utiliser une voie violente. C’est une forme d’art, une forme d’expression », déclare le photographe.

Un projet collaboratif à l’impact global

Ce concept de « protestation silencieuse » a, au départ, été difficile à mettre en œuvre et l’artiste a dû, dans un premier temps, faire appel à des amis et connaissances qui croyaient en son projet car il s’agit d’un « sujet socialement sensible et vous ne pouvez donc pas aller voir quelqu’un et lui demander de le photographier avec un masque de vache. Cela peut heurter la sensibilité de certaines personnes. Mais quand le projet a pris de l’ampleur, j’ai commencé à recevoir des propositions provenant de toute l’Inde et même du monde entier ». Il a alors réalisé que le projet ne pouvait être mené à bien sans collaboration.

Après une campagne de financement participatif réussie, Sujatro Ghosh a pu aller à la rencontre de ce public enthousiaste aux quatre coins de l’Inde pour les photographier. Des photos qui ont trouvé leur audience sur les réseaux sociaux. Il considère que ce projet a remporté un certain succès en ce qu’il suscite le débat et ainsi contribue à la sensibilisation sur ces sujets.

Mais au-delà de la réception indienne, « cet impact a été assez global » ajoute-il, car il a fait des émules à travers le monde, ce qui démontre l’universalité de son questionnement. Le photographe se dit très heureux de voir d’autres s’inspirer de son « Cow mask project » et il travaille d’ailleurs à la création d’un site internet « Your mask project », projet collaboratif qui aide les gens à démarrer et à s’approprier leur propre « mask project » partout dans le monde.

En outre, après avoir reçu des sollicitations en ce sens, notamment de France, il souhaiterait lui-même, développer d’autres « mask projects » à l’étranger. Mais les problématiques étant différentes, elles devront être traitées autrement, avec différentes sortes de masques. En fonction des opportunités qui se présenteront au jeune photographe, son très renommé « mask project » pourrait changer de visage.

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