Cœur de Jazz

Portrait

March 28, 2016

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Indes

mars-avril 2016



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Sur la scène du festival international de jazz de Goa fin 2015

Sur la scène du festival international de jazz de Goa fin 2015

Depuis plus de dix ans, Emmanuelle de Decker organise en Inde des concerts de jazz, de reggae, de musiques du monde, de blues, de rock. Et compte bien faire un pied de nez à l’hégémonie de Bollywood.

« Ladies and Gentlemen, please welcome on stage the Jazz b’stards ! » Malgré les années en Inde, un léger accent français perce encore sous l’anglais fluide d’Emmanuelle de Decker. Sur la scène du festival international de jazz de Goa fin 2015, cette parisienne au nom belge, née à Abidjan il y a 37 ans, dégage autant de charisme que les musiciens qu’elle présente. Dans les formules rituelles de bienvenue, se glissent des mots qui lui ressemblent : « dingue », « novateur », « génial ». Emmanuelle est entière. Spots sur sa haute silhouette qui taquine le mètre 80, regard bleu éclatant malgré la fatigue, la Française capte l’attention. Le public ne la lâche pas des yeux.

A la voir souriante, difficile d’imaginer que la programmation qu’elle avait soigneusement établie depuis plus de six mois a failli tomber à l’eau quelques heures auparavant. La faute au trafic aérien fortement perturbé toute la journée car un brouillard opaque s’était abattu sur Bangalore retardant les vols d’une bonne partie des douze groupes invités l’hiver dernier. Un aléa de dernière minute pour « Emma », comme tout le monde l’appelle ici. Mais il en faut plus pour décourager la grande fille aux longues jambes, qui court aux quatre coins du festival régler les problèmes de dernière minute avec les deux co-organisateurs Darryl et Vinesh. Finalement, le « line-up » est sauf, soulagement.

Gérer l’imprévu

Emmanuelle de Decker a appris à gérer l’imprévu depuis son arrivée en Inde en 2004. Une première expérience indienne qui tient beaucoup à l’opportunité professionnelle, et un peu au hasard. « Je voulais partir en Amérique latine, mais j’ai passé un entretien pour être coordinatrice culturelle de l’Alliance française de Calcutta, et j’ai été prise ! », se souvient-elle. Calcutta lui plaît immédiatement, et l’Alliance française lui apparaît comme un îlot de liberté dans un pays où la ségrégation entre les sexes est encore forte. « Hommes et femmes viennent s’y rencontrer pour parler de littérature, d’art, de cinéma… Je pense que dans certains états conservateurs, le réseau culturel français garde cette place. J’imagine que ça mène parfois à des rencontres amoureuses… La France quoi ! » plaisante-t-elle.

Là-bas, elle organise déjà des concerts. Son souvenir le plus fort : « Faire jouer Louise Attaque dans les rues de Calcutta, sur une scène rudimentaire. Le public adore, le groupe aussi ». Mais son contrat à l’Alliance se termine, et Emmanuelle retourne en France où elle travaille pour une agence de booking d’artistes à Issy-les-Moulineaux. Calcutta lui manque. Au bout de quelques mois, elle décide de tout lâcher pour y retourner. « J’avais assez peur car en Inde le statut compte beaucoup et je revenais sans ma belle carte de visite de directrice adjointe de l’Alliance française ». Ses craintes se révèlent injustifiées. Les amis bengalis lui réservent un accueil chaleureux, l’aident à trouver un nouveau job.

 

A gauche, Emmanuelle de Decker. A droite, une autre scène du festival de jazz de Goa fin 2015

A gauche, Emmanuelle de Decker. A droite, une autre scène du festival de jazz de Goa fin 2015

Grâce à un célèbre joueur de Tabla, Bikram Gosh, elle décroche un emploi chez Saregama, la plus grande maison de production indienne. « J’ai découvert que la vie des musiciens indiens était très difficile, financièrement pour toucher des droits d’auteur, socialement pour se faire reconnaître ». Emmanuelle veut alors monter sa propre société, pour « construire un pont entre l’Inde et l’Europe ». Mais en faisant le tour des partenaires potentiels, elle rencontre un groupe d’Indiens qui a un projet fou à Bombay. « Ouvrir une salle de concert qui programmerait du Jazz, du Hip Hop, du Reggae ». Emmanuelle est emballée, elle quitte Saregama et part s’installer à Mumbai.

Le Blue Frog ouvre en janvier 2008. Le club est magnifique. Emmanuelle en est la directrice artistique « live », elle programme cinq concerts par semaine, tandis qu’un collègue s’occupe des soirées DJ. « C’était une révolution dans le monde de la musique en Inde. Pas de Bollywood, mais des concerts jazz, hip hop, rock, musiques du monde par des artistes indiens et étrangers… Les premiers mois ont été magiques », se rappelle Emmanuelle. Le succès est au rendez-vous, et la jeune femme s’occupe également de l’ouverture de Blue Frog à Delhi et à Pune. Mais près de cinq ans plus tard, l’idée d’être indépendante la taraude à nouveau, et Emmanuelle se lance.

Sa société « Gatecrash » voit le jour en 2012, d’un mot anglais que l’on pourrait traduire par « l’incruste ». L’idée d’Emmanuelle, c’est de partir à la rencontre du public sans invitation, de lui faire découvrir cette scène indépendante à laquelle le plus souvent ils n’a pas accès, biberonné aux bandes son de Bollywood. Son arme : les festivals, un format encore assez récent en Inde. « C’est le format qui me semble le plus adapté. Personne ne va à un concert pour découvrir un musicien inconnu. Dans les festivals, les gens viennent soit pour la tête d’affiche, soit pour l’expérience de trois jours de musique. Et c’est justement là qu’on peut leur présenter des nouveaux talents, et que cela fonctionne ».

Emmanuelle de Decker a beaucoup sacrifié pour son nouveau bébé. A commencer par une adresse fixe. Depuis deux ans, sa vie tient dans deux valises. Ses affaires personnelles sont entreposées chez un garde-meuble, et elle est hébergée chez des amis. Jamais très longtemps, car son agenda de nomade ressemble aux tournées qu’elle organise pour les artistes. Depuis l’été dernier, elle a voyagé dans 17 villes et 14 pays (de la France à la Norvège, de l’Afrique du Sud au Maroc, de la Hongrie au Bangladesh, on a compté) pour participer à des conférences, animer des formations sur l’industrie musicale indienne, conseiller des institutions internationales et bien sûr organiser des festivals en Inde.

Dans ses bagages, il lui reste un projet de thèse sur le monde de la musique en Inde, et des dizaines d’idées pour développer Gatecrash. « Je cherche comment rendre ce pont entre l’Inde et l’Europe plus rentable financièrement. Depuis trois-quatre ans, la scène musicale indienne a explosé. Ce n’est certes pas un eldorado, mais les choses bougent très vite ». Jusqu’ici, Emmanuelle a beaucoup travaillé en artiste, pour l’amour de la musique et celui du public. Elle sait désormais qu’il faut aussi penser marketing, retour sur investissement, réseaux sociaux, business plan. Et a bien l’intention de retrousser ses manches. Avec cette force de volonté que seuls ont les passionnés. « Je suis convaincue que ça va marcher ».

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