Du Gange à la « poésie des cafés »

Plongée dans le cœur spirituel et culturel de Calcutta

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September 17, 2016

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Indes

septembre-octobre 2016



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Pour découvrir Calcutta, la perle de l’Est de l’Inde, avec ses splendides bâtiments coloniaux, sa poésie qui imprègne jusqu’aux conversations dans le plus petit café et son syncrétisme religieux et spirituel, il faut commencer le voyage sur l’eau, le long de ce fleuve Gange qui traverse et irrigue la ville, telle une source de vie.

Une croisière sur le grand fleuve sacré des Indiens donne un aperçu de cette légendaire Kolkata, ou encore Calcutta, son ancien nom, du temps des Britanniques. Ces derniers en avaient fait leur première capitale officielle des Indes britanniques, au XVIIIe siècle, jusqu’à ce que New Delhi ne la supplante, au début du  XXe siècle.

En empruntant un de ses bateaux de croisière aux cabines climatisées de bois lambrissés, préférez le pont supérieur ouvert mais couvert, pour sa vue imprenable sur les flots. Le parcours standard de trois heures part de la jetée près du Millenium Park, jusqu’à l’impressionnant complexe de temples de Belur Math. Une compagnie comme Vivada Cruise organise quatre croisières par jour, du matin au soir. Celle partant à 16h30 est la plus intéressante car elle permet de profiter d’un superbe soleil couchant et de lumières vespérales imprégnées de mystère.

De prime abord, on est frappé par l’activité sur le fleuve : les pécheurs dans leurs petites
barques en bois effilées, qui jettent leurs filets avec nonchalance ; les grandes barges guettées par la rouille, remplies jusqu’à la garde de matériaux de construction ou de marchandises ; les embarcadères aux pieds des usines. C’est que le Gange est nourricier à plus d’un titre : indispensable pour l’irrigation, axe de transport et de communication et surtout, source intarissable de spiritualité. Mother Ganga, mère de tous les bienfaits et le plus sacré des sept fleuves sacrés indiens.

Redécouvrir la ville 

« Toute la ville a été construite autour du fleuve. Des usines aux ports en passant par les emplacements de crémations, sur les berges, où les habitants de Calcutta aiment venir le soir se promener, pour regarder passer les bateaux et profiter de la brise », explique une jeune journaliste qui a à cœur de redécouvrir régulièrement sa ville, en l’observant depuis les flots.

Le bateau avance paisiblement, laissant aux flâneurs tout le loisir de saisir la vie grouillante sur les berges, les Ghats : des habitants qui lavent leur linge, prient ou simplement lisent le journal ; des enfants sautant dans l’eau du toit d’une autre embarcation ; les corniches d’une vieille demeure coloniale servant de perchoir à des oiseaux, au coeur d’une végétationenvahissante.

À cette étape du voyage, après avoir siroté un délicieux « Kolkata chai » (thé au lait avec des épices) sur le pont supérieur, enivré par un étrange mélange de gingembre, qui parfume le breuvage, et des embruns des vagues, on a envie d’invoquer les mânes de la poésie. Et qui d’autre que pour cela que Rabindranath Tagore (1861-1941), le maître de la poésie bengali, premier lauréat indien du prix Nobel de littérature, en 1913. Il a su capturer l’essence du lien spirituel entre la ville et le fleuve, dans ses peintures et ses vers, tels ceux-ci:

«Au crépuscule de l’aube naissante, Ramananda, le grand Maître brahmane, se tint debout dans l’eau sacrée du Gange, attendant longuement que le flot purifiant du courant enveloppe son coeur. Il se demanda pourquoi ce bienfait ne lui était pas accordé ce matin. Le soleil se leva et Ramananda pria pour que la lumière divine bénisse ses pensées et ouvre sa vie à la vérité. Mais son esprit demeura sombre et désemparé. Le soleil grimpa haut vers la forêt de sal et les bateaux des pêcheurs étendirent leurs voiles. »

Tout l’esprit bucolique de la ville, encore profondément reliée, à cette époque de la colonisation, à ses racines rurales par l’entremise du fleuve, est exprimé dans ces vers du maître bengali à la longue barbe majestueuse : Tagore, le véritable artiste complet, digne de la Renaissance et de Leonard de Vinci, dont Calcutta a fait cadeau à l’Inde toute entière.

Depuis le bateau, de nos jours, le paysage est assurément plus urbain et moderne. Tous les grands classiques s’offrent au regard: l’antique gare ferroviaire de Howrah, au rouge éclatant, les vieux ponts à haubans aux entrelacs métalliques, les gratte-ciels déjà un peu décatis et le fameux marché aux fleurs de Mullik Ghat.

Le voyage est marqué par une halte mémorable de 45 minutes au centre religieux de Belur Math, qui abrite la Ramakrishna Mission, du nom d’un sage Bengali, Ramakrishna Paramahamsa (1836-1886), qui se fit l’apôtre de l’unité de toutes les religions.

Une des figures dominantes du mouvement culturel dit de la Renaissance Bengali, aux XIXe et XXe siècles, ce dernier a étudié et pratiqué différentes religions : l’Hindouisme, avec une dévotion particulière pour la Déesse Kali, mais aussi l’Islam et le Christianisme. Selon lui, toutes les religions conduisent au même et unique but: établir une connexion profonde avec Dieu, à travers un sens de l’unité et une expérience mystiquepersonnelle.

Ramakrishna a eu une influence immense, non seulement sur des figures clés de l’histoire indienne, comme le Mahatma Gandhi, Sri Aurobindo ou Jawaharlal Nehru, mais aussi sur des artistes étrangers comme l’écrivain russe Léon Tolstoï, et même sur des penseurs de la psychanalyse moderne. L’écrivain et historien français Romain Rolland, ami de Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, a ainsi étudié les états mystiques décrits par Ramakrishna comme un « sentiment océanique», dans son ouvrage publié en 1929, « La vie de Ramakrishna ».

Le temple de Ramakrishna, érigé en 1938, est ceint d’un splendide parc au bord du Gange. L’imposant édifice brasse différentes influences religieuses, suivant le point de vue de chacun, de la cathédrale chrétienne au palais indien.

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Le fleuve attend le crépuscule

Nul hasard si le temple a été construit sur les bords du Gange. « Les Hindous associent la religion avec la nature et en particulier les fleuves», poursuit la jeune habitante de Calcutta. « Ici, le Gange est entouré d’une multitude de temples. Et d’autres grandes villes de la spiritualité indienne, comme Bénarès, sont aussi organisées autour du fleuve. La particularité est qu’à Calcutta vous pouvez aussi voir le long du Gange des édifices de nombreuses autres religions, par exemple plusieurs églises chrétiennes. Ici, nous ne pensons pas en termes d’une religion unique, tout est mélangé dans cette ville multiculturelle ».

La croisière terminée, en attendant, sur la terre ferme, de plonger dans la nuit animée de Calcutta (lire encadré), l’on se dit qu’après avoir emprunté le fleuve avant qu’il ne se jette dans la mer du Bengale, sa destination finale, il faut remonter à sa source, au glacier Gangotri dans l’Himalaya.

Comme l’a si bien résumé, Jawaharlal Nehru, qui fut le Premier ministre de l’Inde, à l’Indépendance du pays, en 1947: « Le Gange, tout particulièrement, est le fleuve de l’Inde, adoré par ses habitants et autour duquel sont entrelacés ses souvenirs, ses espoirs et ses craintes, ses chants de triomphe, ses victoires et ses défaites. Il a été un symbole de la très longue culture et civilisation de l’Inde, en constante évolution, au flot toujours changeant et pourtant toujours le mêmeGange ».

Cette balade sur les flots incite autant à la rêverie qu’elle aiguise l’appétit du voyageur.

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INFORMATIONS GÉNÉRALES


Comment y aller ? Calcutta est desservie par de très nombreux vols depuis les grandes villes indiennes comme New Delhi ou Mumbai. Entre Air India, Spicejet ou des compagnies low cost comme Indigo, le choix ne manque pas. Calcutta est aussi un bon aéroport de départ pour se rendre dans le Nord Est indien.

Ou se loger ? Pour les amateurs de luxe, le Park Hotel, sur Park Street, a l’avantage d’être central et d’avoir une riche histoire. Pour les esprits plus aventureux, un bed and breakfast chez l’habitant est recommandé: pour entamer une belle conversation, dans l’esprit bengali.

Ou manger ? Partout! De délicieux poissons dans un restaurant chic à côté de Park Street aux merveilleux rouleaux fourrés de viande ou végétariens, dans une échoppe de rue. Laissez-vous guider par les conseils des habitants du cru et pas votre goût du moment.


La saveur du passé à l’Indian Coffee House

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Une fois de retour sur la terre ferme, il est temps de se plonger dans la vie nocturne de Calcutta, à l’histoire aussi longue que prestigieuse, dans ce qu’on appelle parfois « la capitale culturelle de l’Inde ». La grande artère de Park Street, sur la rive Est du Gange, une fois dépassé le parc d’Eden Gardens, est un « must ». Son atmosphère joyeuse rappelle parfois celle de Paris. Park Street est, à l’échelle indienne, ce qui se rapproche le plus d’un savant mélange entre la célèbre avenue des Champs-Elysées de la capitale française – avec une pléthore de bars et de pubs des deux côtés, le long des bâtiments à arcades de style colonial, aux trottoirs accueillants pour les piétons – et l’esprit Rive Gauche de Paris, avec des clubs de jazz et ses boîtes de nuit.

Parmi eux, « Someplace Else » est un club à la mode, à l’intérieur du fameux Park Hotel. Dans un décor dont l’esprit rappelle une cave de Saint-Germain-des-Près, se produit une sélection variée de groupes, dans un savant mélange d’alcools et de différents genres, du jazz à l’électro. Ils perpétuent la tradition musicale unique de Calcutta, qui a fait sa renommée, en particulier des années 1950 aux années 1980, même si de nos jours elle est, de l’avis des spécialistes, moins exceptionnelle qu’auparavant. Hip Pocket, Skinny Alley, Indian Ocean, Lou Majaw, Underground Authority, Them Clones… de nombreux groupes très populaires, locaux ou internationaux, ont joué ici devant un public de connaisseurs. Mais pour découvrir la véritable tradition de la vie de café à Calcutta, une des clés pour comprendre l’esprit de la ville, il faut à nouveau se rapprocher du Gange. On se rend au Nord de Park Street, à deux kilomètres seulement de la jetée qui jouxte le parc d’Eden Gardens, pour avoir le plaisir de remonter le temps, en poussant la porte d’un lieu mythique, l’Indian Coffee House, près de la célèbre université de Presidency College. Il faut chercher un peu l’entrée qui mène au café : dans une rue adjacente à College Street, entre des étals de libraires et des vendeurs de nourriture, le bâtiment a l’air de prime abord bien banal et décrépit.

Une fois à l’intérieur, pourtant, le voyage dans le passé commence immédiatement. Le vieux tableau électrique et les antiques boîtes aux lettres au rez-de-chaussée donnent le ton. On emprunte ensuite un escalier fatigué, orné d’affiches bengali, et menant, au premier étage, à l’immense café qui peut facilement accueillir des centaines de clients.

Sous le doux ronronnement d’antédiluviens ventilateurs, accrochés au plafond du second balcon, comme dans un théâtre, on se retrouve soudain, avec une pointe d’imagination, plongé comme par magie à la fin des années 1940, à la charnière de l’ère britannique et de celle de l’Indépendance de l’Inde. Ici, le décor n’a en effet pas subi d’altération majeure, contrairement à celui de certains cafés branchés ou boulangeries, comme Flurrys sur Park Street, dont l’ameublement rénové se veut « ancien » mais ne l’est pas. De simples chaises et tables de bois, des peintures de style Impressionniste de Calcutta et bien entendu un grand portrait de la figure majeure de l’art et de la poésie bengali, Tagore : il en faut peu pour que, de manière indéfinissable, le visiteur se sente immédiatement chez lui dans ce café aussi authentique que dénué de prétention.

Ici, de prestigieux fantômes et de bien vivantes célébrités hantent encore les lieux: ceux par exemple de grands cinéastes classiques bengalis tels que Satyajit Ray (1921-1992) ou Mrinal Sen, né en 1923, qui ont fréquenté cet endroit à la puissance évocatrice et créatrice intacte. Pour être honnête, on ne vient pas ici pour la saveur du café lui-même: la boisson est simple, un peu aigre, et même pas bonne, de l’avis d’un collègue indien, qui est devenu plutôt exigeant en la matière depuis sa découverte d’un véritable espresso parisien. Mais la nourriture, des sandwiches aux oignons frits et aux nouilles chinoises, est simple et bonne et officieusement… vous pouvez fumer.

Café, cigarettes, poésie et débats: à l’Indian Coffee House, rien ne manque de l’esprit bengali. Des étudiants, de jeunes amoureux, et même de vieux amis d’école – qui viennent ici toutes les semaines depuis plus de 40 ans pour se raconter de vieilles histoires – sont là pour s’assurer que « tout change pour être certain… qu’en réalité rien ne change vraiment » , pour paraphraser le vieux prince Salina, dans le roman de Lampedusa et le film de Visconti « le Guépard », qui se déroule dans l’aristocratie sicilienne déclinante, au 19ème siècle, en Italie.

Pour perpétuer l’esprit du lieu, on peut aussi compter sur l’ensemble de l’équipe des serveurs, qui gèrent, depuis des décennies, le café via une coopérative familiale, s’assurant ainsi qu’il soit transmis, sans le dénaturer, à la génération suivante. Dans son costume traditionnel, avec son chapeau blanc surmonté d’une décoration distinctive en forme de crête de coq, un vieux serveur prend courtoisement le temps de raconter un peu de la grande et de la petite histoire du café : « Je travaille ici depuis quarante ans et j’adore cet endroit. J’y ai vu beaucoup de grandes personnalités durant toutes ces années et elles sont toutes venues pour découvrir ce lieu de patrimoine. C’est le meilleur endroit pour prendre un café avec vos amis à Kolkata. »

Café, poésie et amitié, pour l’éternité…

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