Aranmula Kannadi

De l’autre côté du miroir

Dossier

November 24, 2016

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Indes

novembre-décembre 2016



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Le magasin de la famille d’Arvind, à Aranmula

Indes Magazine est parti à la découverte d’artisans méconnus du Kerala (Sud) qui ont le pouvoir de transformer une simple pièce de métal en un miroir si parfait que le reflet qu’il renvoie est unique et empreint de propriétés légendaires.

Au sud du Kerala, à trois heures de route environ de Trivandrum, ou Thiruvananthapuram,  la capitale de cet Etat du sud  de l’Inde, se cache le village paisible d’Aranmula, au bord de la rivière Pampa. Ici, la nature est encore reine : cocotiers aux palmes dentelées qui se reflètent dans l’eau calme parsemée par endroit du blanc et du rose de jolis nénuphars, bananiers tendres et volontaires, manguiers touffus, arbustes de tapioca semblables à des trèfles géants, jaquiers aux fruits énormes attendant d’être récoltés, rangées d’hévéas striés de veines blanches, bambous géants…

De temps à autre, le regard se pose sur des champs de riz découpés en damiers et sillonnés par des bœufs flanqués d’oiseaux blancs. Cette vision bucolique mérite à elle seule qu’on s’y attarde mais ce joli village renferme un secret bien plus surprenant. Depuis des siècles, au pied du temple de Parthasarathy du village, une vingtaine de familles d’artisans perpétuent un savoir-faire unique. Ces alchimistes indiens ne transforment pas le plomb en or mais ils sont capables de convertir un alliage de métaux ordinaires en un miroir capable de refléter de façon parfaite objets et personnes.

Une révélation divine

Comme souvent en Inde, tout commence par une légende liée aux dieux. Celle qui nous intéresse ici nous transporte au cœur de la grande guerre du Mahabharata (le livre sacré de l’hindouisme), dans un conflit qui oppose deux branches cousines, les Pandavas et les Kauravas, pour la conquête du pays des Arya, au nord du fleuve Gange. A la fin de cette célèbre guerre de Kurukshetra, les cinq frères victorieux des Pandava entament un long pèlerinage en Inde. Attirés par la rivière Pampa et l’atmosphère paisible des lieux, ils s’établissent un moment à cet endroit. C’est Arjun, le plus proche confident du dieu Krishna, qui construit le temple d’Aranmula.

Selon la légende, Arjun a eu une révélation en rêve le projetant de nouveau au neuvième jour de la bataille décisive de Kurukshetra. Avant ce dernier combat, il contemple l’armée ennemie, au sein de laquelle il reconnaît de nombreuses personnes qui lui sont chères, comme son grand-père Bhishma, ou son maître Drona. Pris de doutes à l’idée d’une telle bataille, il ne parvient pas à lever son puissant arc divin. Ayant fait le voeu de ne pas se battre,  Krishna est à ce moment là désigné comme Parthasarathy, le conducteur du char d’Arjun. Krishna rappelle alors son devoir au guerrier hésitant, dans le long dialogue qui forme le Bhagavad Gita. C’est probablement le texte le plus fondamental pour comprendre les idéaux hindouistes. Il enseigne que même si tous les chemins diffèrent, leur but fondamental reste le même : atteindre le Brahman et échapper au cycle des renaissances à travers la réalisation du soi. Le Bhagavad-Gita est aussi essentiel dans le yoga.

On comprend donc pourquoi le village d’Aranmula et son temple sont considérés comme l’un des 108 Divya Desams, lieux sacrés dédiés à Vishnu (dont Krishna est une incarnation). Ce serait d’ailleurs ici même que Vishnu aurait révélé le secret de la création à Brahma.

Aussi, on imagine bien qu’un tel temple ne peut posséder que des propriétés fabuleuses. Selon la légende, elles ont été révélées par hasard aux artisans venus probablement de l’Etat voisin du Tamil Nadu, pour sculpter la statue du dieu Krishna. Alors qu’ils lui confectionnaient une couronne en métal,  le matériau se mit soudain à s’illuminer, reflétant la lumière du soleil… Le métal devint miroir. Problème : les compagnons ne se rappellaient plus des proportions de l’alliage qu’ils avaient utilisé. Heureusement, Meenakshi, la déesse-guerrière devenue épouse modèle de Shiva, apparut en rêve à une vieille femme de la troupe et elle lui enseigna l’exact alliage servant à la fabrication des miroirs de métal. Aujourd’hui encore, seules une vingtaine de familles, réputées descendantes directes de ces premiers artisans, gardent la formule secrète et perpétuent la fabrication des Aranmula Kannadi, ces miroirs fabuleux.

On prête à ces Aranmula Kannadi, considérés comme quasi-divins, des pouvoirs bénéfiques. Placés au bon endroit dans la maison, ils sont supposés porter chance, bonheur et prospérité aux maîtres des lieux. Lors des cérémonies de mariage au Kerala, ces miroirs font partie des huit objets bénéfiques qui constituent le Ashta Mangalyam ; chacun représentant un élément naturel. Le miroir matérialise alors la lumière. D’ailleurs, bien rares sont les familles du Kerala à ne pas posséder au moins un Aranmula Kannadi chez elles.

Un héritage familial à préserver

Aravind fait partie des rares familles dépositaires de ce savoir-faire ancestral. Il nous conduit dans son magasin, situé à quelques mètres du célèbre temple de Parthasarathy, et envahi par une foule de pèlerins, torse et pieds nus, le ventre ceint du dhoti, vêtement traditionnel blanc à fin liseré d’or. La femme d’Aravind, souriante, renseigne des dévots désireux d’acquérir un de ces fameux miroirs, dont les prix s’échelonnent de 800 à 100 000 roupies (d’environ 11 à près de 1400 euros), suivant l’ampleur de son  diamètre. Les miroirs sont le plus souvent enchâssés dans un cadre de laiton ouvragé. Ce cadre reprend les emblèmes de la famille royale de Travancore, l’ancien royaume de cette partie sud du Kerala ; ces emblèmes sont constitués d’éléphants, de coquillages stylisés et d’une créature mythique semblable à un hippocampe. Le Maharaja ayant été le premier client des artisans, il aurait influencé le choix des décorations extérieures.

Les miroirs à main sont généralement les plus petits, suivi des miroirs sur pied, que l’on peut disposer sur un meuble. On trouve aussi un format beaucoup plus grand, conçu pour reposer horizontalement sur une table et généralement utilisé comme une sorte de plateau recevant les offrandes lors des cérémonies religieuses.

Le père d’Aravind, T N. Sivankutty, vient nous rendre visite au magasin. Il est très fier de faire partie de cette remarquable lignée d’artisans. Lorsque son fils a eu 14 ans, il a commencé à lui transmettre son savoir. « Mon père est un perfectionniste. Il est très méticuleux dans son travail et très exigeant aussi. Il a pris l’habitude de me montrer comment faire les choses, pratiquement sans parler. Il voulait que j’apprenne en observant tous les détails de l’ensemble du processus de création », explique Aravind.

Désormais, c’est donc Aravind qui a repris l’atelier vers lequel nous nous dirigeons. Dans une maison modeste, une quinzaine d’ouvriers assis par terre s’affairent, les yeux rivés sur leur travail. Dans la cour extérieure, deux hommes en sueur, armés de longs bâtons de bois, placent dans un brasier incandescent les moules de terre cuite contenant l’alliage secret. « C’est un travail prenant, exigeant de nombreuses heures de travail, de la patience et de la délicatesse », observe Aravind. « Mon principal problème aujourd’hui est de trouver des ouvriers qui souhaitent faire ce métier ». Si chaque artisan formé apprend toutes les étapes de la confection des miroirs, seul Aravind prépare l’alliage si précieux. Il nous révèle qu’il est constitué d’un mélange de cuivre et de bronze blanc, qu’il garde jalousement dans une pièce fermée à clé.

Le travail est effectivement long et difficile, puisqu’il faut environ 10 jours pour réaliser un miroir. Les matériaux utilisés sont pour la plupart naturels et leur préparation est déjà longue. Les moules sont confectionnés avec de l’argile, mélangée à des fibres de tissus, pour éviter les fissures. Une fois sorti du moule, l’alliage est d’abord poli avec du papier de verre, puis enduit d’une décoction d’épices et d’herbes et, enfin, recouvert de plusieurs couches d’huile de noix de coco distillée spécialement. Finalement, le miroir est fixé à son socle par une pâte de cire naturelle et de sève d’arbre chauffées.

Ces étapes demandent beaucoup de patience et de doigté car le miroir, très fin, est extrêmement fragile jusqu’à la dernière étape, où il est collé à un socle, lui même enchâssé dans un cadre aux formes variées.

Un avenir protégé 

Aravind a deux filles : « Elles perpétueront la tradition si elles le souhaitent », annonce fièrement leur père, expliquant qu’il existe déjà un autre atelier dirigé par une femme. Bien sûr, dans cette petite ville, tous les artisans se connaissent. Ils se sont d’ailleurs regroupés en association, la Vishwa Brahmana Aranmula Metal Mirror Nirman Society (VAMMNS). L’idée étant dans un premier temps de mutualiser leurs ressources et de faire reconnaître leur art auprès  du gouvernement.

En 2003, ils ont obtenu la certification Geographical Indication (GI), un équivalent de « l’appellation contrôlée » française. Il s’agit d’une véritable reconnaissance pour ce savoir-faire de la métallurgie, autant que d’une mesure de protection forte pour ces 19 familles d’artisans traditionnels établis à Aranmula. Ils sont ainsi les seuls à posséder le droit de commercialiser les miroirs, estampillés au dos d’un hologramme particulier.

Pour ces familles, la vraie menace est en effet la contrefaçon. Selon Aravind, « plus de 60 % de miroirs Aranmula vendus sur le marché sont faux. » Il explique que « récemment, un acteur très connu a rapporté un miroir au comité local après que sa surface se soit complètement ternie au bout de six mois ! Ce n’est pas possible! Maintenant, on trouve partout dans le monde ces produits contrefaits de très mauvaise qualité, achetés par des touristes. Ils donnent le sentiment que l’Aranmula Kannadi ne mérite pas sa réputation », ajoute-t-il, désolé.

Les membres du VAMMNS restent donc très vigilants pour préserver la qualité de leurs produits et le monopole quasi-héréditaire qu’ils possèdent… Le marché reste en effet juteux. Dans son magasin, nommé Aiswarya Handicrafts, Aravind nous laisse entendre qu’il vend environ 60 pièces par mois. A cela, il faut ajouter les quelques ventes par Internet, les commandes particulières de clients aisés et surtout les achats passés par le Gouvernement du Kerala, qui approvisionne ses magasins d’Etat, ainsi que les nombreuses commandes d’entreprises privées offrant des versions miniatures de ces miroirs uniques à leurs plus fidèles clients.

Comme pour renforcer encore le caractère exceptionnel des miroirs, la plupart des magasins proches du temple affichent sur leurs murs des photos de personnalités politiques, sportives ou artistiques qui ont reçu un Aranmula Kannadi en cadeau. Convaincus, nous repartons nous aussi avec le nôtre, délicatement déposé dans un joli écrin rouge, et d’autant plus satisfaits que nous venons de découvrir un dernier secret… Placez une feuille de papier perpendiculairement à la surface du miroir de métal. S’il n’y a aucun espace entre le papier et son reflet, alors il s’agit d’un véritable miroir d’Aranmula et vous venez de tester un peu de sa magie.


Les étapes clés de la fabrication de l’ Aranmula Kannadi

1. La fabrication des moules

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Pour fabriquer les moules, les artisans utilisent la terre des champs de riz des environs ; elle aurait des propriétés spécifiques, une fois mêlée à des fibres de tissus. Le moule est constitué de deux parties plates et épaisses entre lesquelles on dépose une fine couche de cire naturelle.

Le moule est ensuite fermé sur les côtés et modelé en forme d’amphore plate, avec un goulot ouvert au sommet. Les moules de terre sont une première fois chauffés, afin que la cire fonde et s’écoule par un petit trou prévu à cet effet.

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2. L’insertion de l’alliage dans les moules

La cire fondue a laissé l’espace nécessaire à l’alliage de métal en fusion, qui est à son tour coulé dans le moule jusqu’au sommet. Ce dernier est ensuite refermé.

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3. La cuisson des moules

Pendant 3 ou 4 heures, les moules de terre sont cuits dans une sorte de four ouvert, où la température atteint les 400°C. La cuisson terminée, ils sont alignés à la verticale et refroidissent pendant une journée. Le moment venu, l’ouvrier casse le moule de terre et en sort une pièce de métal très fin. On récupère précieusement les bavures qui se sont déposées au sommet du moule. En grattant légèrement la pièce de métal, on peut déjà voir apparaître la brillance du miroir.

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4. Les différentes étapes du polissage

Il faut désormais de longues heures de polissage pour obtenir un véritable miroir. Les ouvriers utilisent un grand nombre de substances naturelles (épices, herbes, huiles…), dont les compositions exactes et les mélanges précis restent aussi secrets. Une fois qu’elle ne présente plus aucun défaut, la pièce de métal devenue miroir est découpée en fonction de la forme qu’on veut lui donner. Les miroirs vendus dans le commerce sont souvent ovales.

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5. La fixation du  miroir à son support

Enfin, le miroir est fixé sur une base, généralement faite de laiton, à l’aide d’un mélange de résine et de cire. L’objet est ensuite enchâssé et collé de la même façon à son cadre pré-dessiné. A noter que ces cadres sont désormais réalisés par des machines. Seul le travail de décoration est fait à la main. Pas toujours au goût des Européens, ces cadres de laiton peuvent être remplacés par des cadres plus sobres.

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