Les handicapés en Inde

Quand la différence devient une force

Dossier

January 31, 2017

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Indes

janvier-février 2017



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Le groupe des porteurs de projets Kanthari 2016

Le groupe des porteurs de projets Kanthari 2016

Comment le handicap est-il perçu en Inde ? Comment vit-on cette différence au quotidien ? Portraits de personnalités hors du commun qui se battent pour faire reconnaître leur particularité et panorama de leurs nombreux défis à relever dans leur communauté.

E n Inde, on estime que 30 à 50 millions de personnes souffrent de déficiences physiques ou mentales, soit près de 3 à 5% de la population. Rares sont les enfants handicapés (moins de 2% d’entre eux) qui ont accès à l’éducation.

Dans ce pays où les discriminations sociales et culturelles sont déjà nombreuses, avoir un handicap est source d’un rejet supplémentaire, parfois absolu. Aveugles, infirmes ou invalides sont souvent stigmatisés et vivent dans des conditions pénibles, voire insupportables, et ce malgré l’existence d’un cadre législatif complet pour la prise en charge du handicap. Pourtant, certains, dont nous faisons ici le portrait, ne se résignent pas : leur courage, leur force et leur ténacité pourraient permettre de bâtir à terme une société plus juste qui accorderait toute sa place à chacun.

Amrita Gyawali, ou le courage de s’affirmer

« Ma chaise roulante n’est pas un poids ou un obstacle, ma chaise roulante est mon levier pour franchir les obstacles vers l’indépendance. »

Amrita Gyawali est une jolie jeune femme de 26 ans, cheveux raides portés mi longs, regard vif et malicieux et large sourire communicatif. Ce samedi matin, elle est particulièrement enthousiaste. Certes, il fait beau, la vue depuis la terrasse sur le lac Vellayani (un petit paradis à environ une heure de route de Trivandrum, la capitale de l’Etat Kerala, dans le Sud de l’Inde) est apaisante et balayée par un léger souffle de vent. Mais ce qui met en joie la jeune femme, c’est qu’elle va bientôt retourner chez elle, au Népal, à Katmandou, pour mettre en œuvre le projet auquel elle œuvre depuis maintenant sept mois.

A peine la conversation entamée et l’apparence fragile de la jeune fille s’efface sous sa personnalité, pleine d’entrain et d’humour. Au fil du récit, son courage et sa détermination se révèlent hors du commun.

A l’âge de trois ans, Amrita perd sa famille dans un accident de la route. Elle est la seule survivante mais sa colonne vertébrale est touchée et elle devient paraplégique. Recueillie à Katmandou par l’organisation SOS Children, elle se recrée une famille : « Des frères et des sœurs comme moi », explique-t-elle. Entourée, Amrita ne peut pourtant pas aller à l’école : « Rien n’était accessible pour moi. Alors j’étudiais dans ma chambre… Se rendre sur les lieux d’examens était toute une histoire. »

A l’adolescence, lorsqu’elle reçoit un fauteuil roulant, sa vie change. « Avant, j’étais triste. Je pensais que ma situation était injuste. J’étais déprimée. Je ne pouvais pas faire grand chose. Le fauteuil m’a donné une autonomie, même si, à Katmandou, il n’y avait pas d’aménagements pensés pour les handicapés », se rappelle la jeune femme.

Cette « renaissance » la pousse à relever de nouveaux défis. Elle se présente dans une agence de mannequins, qui décide de la recruter, et elle devient le premier mannequin en chaise roulante du Népal. Le fait de participer à des défilés de mode et même au concours « Miss Nepal World » lui redonne confiance en elle. En montrant qu’elle peut ainsi travailler et vivre à l’image des filles modernes, Amrita inspire d’autres personnes souffrant de handicaps. « Etre femme et handicapée, c’est doublement difficile au Népal comme en Inde : nous sommes considérées comme inutiles, bonnes à rien. Pour certains, nous payons les erreurs d’une vie antérieure. Notre handicap serait une punition. Alors, beaucoup d’handicapés sont négligés – si ce n’est rejetés – ou simplement isolés des autres », explique-t-elle.

Soutenue par ses nombreux amis, Amrita décide de franchir une nouvelle étape et de louer un appartement pour vivre seule. « Mes amis m’ont aidée à réaliser quelques aménagements et je me débrouille très bien. C’est extrêmement rare pour une fille de vivre seule, encore plus si elle est comme moi en fauteuil roulant », dit-elle dans un sourire.

Depuis juin dernier, la voilà dans l’Etat du Kerala, dans le Sud de l’Inde, pour approfondir son projet personnel, grâce aux équipes de Kanthari, une association qui prodigue des moyens humains et techniques à des porteurs de projets sociaux.

Trop souvent contrainte de vivre des situations inconfortables, parfois considérée, comme elle le raconte, comme un objet « que l’on déplace sans son consentement », une œuvre de charité ou une bête curieuse « à qui on l’ose poser des questions totalement déplacées, comme si le fait d’être paraplégique empêchait aussi de ressentir des émotions », Amrita a en effet décidé de sensibiliser les gens aux réalités du handicap : « L’ignorance rend les gens craintifs et dans ce domaine, il y a beaucoup à faire en Inde et au Népal. »

En filmant son quotidien sur les réseaux sociaux, Amrita souhaite combattre les préjugés, tout en apportant des conseils aux autres handicapés : « Les gens se rendent compte que je peux tout faire, cuisiner, faire des courses, travailler… Ce qui nous limite, ce n’est pas véritablement notre handicap, c’est l’environnement mal-adapté. » Un exemple flagrant de cette état de fait est le manque de toilettes adaptées aux handicapés, à travers tout le pays. « Lorsque je sors, je suis souvent contrainte d’éviter de boire ou de manger, car je ne pourrai pas aller aux toilettes ; c’est ça qui est handicapant ! », précise la jeune femme.

Amrita pense qu’en exposant ses difficultés au quotidien, elle pourra également sensibiliser les autorités au manque d’infrastructures adéquates.

En effet, au Népal comme en Inde, il existe bien des lois pour garantir l’égalité des droits et des chances des handicapés mais elles sont rarement vraiment appliquées. D’ailleurs, le 24 novembre dernier, la Cour Suprême indienne a réagi vivement sur le sujet. Elle a demandé des explications au Gouvernement central, face à la lenteur de la mise en œuvre des mesures énoncées en décembre 2015, dans le cadre du programme « Accessible India » (L’Inde accessible). Ce programme est censé améliorer l’accessibilité des personnes handicapées aux infrastructures et aux informations publiques. Or, un audit, réalisé sur 1099 bâtiments publics dans 31 villes indiennes, révèle que seul 5% d’entre eux ont entamé quelques travaux d’adaptation en ce sens, encore largement insuffisants… De plus, 10% des transports publics devront s’équiper d’un mode d’accès adapté aux handicapés avant 2018. Si la loi réserve 3% des emplois publics aux personnes handicapées, la réalité est bien différente : l’administration ne compte que 0,54% de salariés handicapés. Ils ne sont que 0,28% dans les entreprises du secteur public. L’Inde a beau avoir été le premier pays à ratifier en 2007 la convention internationale sur le droit des personnes handicapées, force est de constater que cette loi n’a jamais été véritablement mise en œuvre sur le terrain. L’exclusion reste donc le lot d’un grand nombre d’handicapés, contraints de vivre de la charité des autres pour survivre.

N.K. Rajasekharan, ou l’appui aux familles

Originaire de Trivandrum, la capitale du Kerala, Rajasekharan est un vieil homme attentif et aimable. Retraité de l’administration publique, il a rejoint la promotion 2016 de l’association de développement de projets sociaux Kanthari, pour faire naître le sien.

Avec émotion et sincérité, il raconte son histoire, le dévouement de sa femme, les sacrifices professionnels, les commentaires désobligeants, les regards curieux, la pitié ou le rejet : Rajasekharan est le père d’un jeune homme déficient mental, dont l’état de santé nécessite une aide permanente. Grâce au soutien de ses parents, le jeune garçon, âgé aujourd’hui de 22 ans, a pu aller à l’école, « parfois avec d’autres enfants, parfois dans des centres spécialisés », comme le raconte son père, et il a décroché l’année dernière l’équivalent du baccalauréat.

Comme Amrita, le courageux père veut d’abord s’attaquer aux préjugés, très présents en Inde où les discriminations sont encore si nombreuses. Rajasekharan s’anime en parlant du concept de « Blind café » (Café aveugle), un lieu de socialisation, où des expériences concrètes pourraient être réalisées, notamment avec des personnes souffrant de cécité. « Dans une pièce noire, qui des voyants ou des non-voyants seraient les plus handicapés ?… Question de perspectives », explique le vieil homme.

Pour le dévoué père de famille, le regard de la société sur son enfant est d’autant plus important qu’un jour, il le sait, son fils devra l’affronter seul. « Nous vieillissons, un jour nous partirons. Qui s’occupera de notre fils, alors que, jusqu’à maintenant, le Gouvernement (NDLR : de l’Etat du Kerala) ne fait pas grand chose pour former ou aider les parents ? »

L’enjeu pour Rajasekharan est d’abord d’encourager les parents à accepter le handicap de leur enfant, dans un pays qui considère parfois la différence comme la marque d’une faute passée. Lucide, il considère qu’il faut également fournir plus de moyens financiers, humains et techniques aux familles, afin qu’elles aident l’enfant différent à acquérir un maximum d’autonomie : « Peu de structures existent. Il faut reconnaître le désarroi des parents, leurs sacrifices et apporter des solutions concrètes. »

Créer un réseau d’échange et d’entraide, apporter une aide financière aux familles, diffuser les informations nécessaires… Le chantier est vaste mais les idées ne manquent pas.

Son lieu de rencontres, son « café », Rajasekharan l’imagine comme une première étape : « Un endroit où les parents pourraient se rencontrer et pourquoi pas créer un groupe de pression, pour obtenir des mesures concrètes des autorités », un lieu de découvertes des autres et puis une perspective professionnelle pour certains jeunes adultes handicapés « qui pourraient travailler, être payés et parler ensemble », détaille-t-il.

Plein d’espoir, Rajasekharan a méticuleusement travaillé à son projet, qu’il doit présenter publiquement prochainement, afin de commencer à récolter des fonds. Son expérience de vie et sa motivation ne laisseront certainement pas indifférent.

Rajasekharan travaillant sur son projet

Rajasekharan travaillant sur son projet

Kanthari, ou la confiance qui provoque le changement

Rajasekharan peut d’ailleurs compter sur le soutien de Paul Kronenberg et de sa compagne Sabriye Tenberken. Les fondateurs de l’association de soutien à des projets sociaux Kanthari (le nom d’un petit piment local, à l’aspect banal mais au goût très épicé) croient à la force des convictions. Pourquoi ? Tout simplement parce que Sabriye en est un parfait exemple. A 12 ans, une maladie dégénérative de la rétine rend la jeune Allemande totalement aveugle. Ses parents la poussent alors à envisager sa différence comme un défi, plutôt que comme un malheur. « Ne pas voir avec ses yeux, ce n’est pas vivre dans l’obscurité, c’est voir autrement, imaginer quelque chose d’autre, peut-être même de plus beau ! », résume Paul, son compagnon depuis des années. Une chose est certaine : les parents de Sabriye lui donnent suffisamment confiance en elle pour qu’elle ait envie de se dépasser. Au cours de sa formation en « Sciences Asiatiques » à l’Université de Bonn, en Allemagne, elle parcourt le Tibet et y découvre les conditions de vie des aveugles. Attristée par l’isolement contraint des non-voyants locaux, elle adapte le braille, l’alphabet pour les aveugles, qu’elle connaît, à l’alphabet tibétain. Un véritable tour de force qui lui vaudra de multiples récompenses ! Ensuite, avec l’aide de Paul, un ingénieur hollandais qu’elle a rencontré à Lhassa, au Tibet, elle fonde l’école « Braille Without Borders » (Braille sans frontières) pour enseigner cet alphabet. Le centre de formation a aussi pour ambition d’apporter une plus grande autonomie aux non-voyants dans la vie quotidienne, de leur donner des perspectives d’avenir pour qu’ils retrouvent confiance en eux. « Que veux-tu faire ? Voilà la question la plus importante dans la vie », ajoute Paul. Selon lui, les aveugles ont développé des qualités qui peuvent les aider à réaliser tous les projets : « Ils sont innovants et créatifs pour s’adapter à leur environnement. Ils savent communiquer de manière précise et concise. Ils ont appris à composer avec les autres et à toujours penser un coup à l’avance. » Des qualités qui, selon lui, s’appliquent à toutes les personnes différentes.

C’est cette conviction qui conduit le couple à ouvrir l’association Kanthari au Kerala, en 2005. « Les personnes en situation de handicap sont motivées. Elles réagissent à l’injustice et veulent changer les choses. Leur volonté est sans faille », expliquent Sabriye et Paul. Après avoir accueilli déjà plus de 140 participants venus de 38 pays différents, le couple peut se targuer d’avoir aidé à mettre en place des projets œuvrant à un monde plus ouvert aux différences.

Amrita Gyawali et Sabriye Tenberken, co-fondatrice de Kanthari

Amrita Gyawali et Sabriye Tenberken, co-fondatrice de Kanthari

Ainsi, la jeune Indienne Tiffany Brar, elle-même non-voyante, a bénéficié de cet appui et promène désormais son école ambulante pour aveugles à travers le Kerala : « Si les enfants ne peuvent aller à l’école, alors l’école viendra à eux », affirme-t-elle dans un article du quotidien indien The Hindu.

La jeune Népalaise non-voyante Sristi est devenue une artiste talentueuse qui s’exprime dans la danse et organise, elle, des ateliers, sous le nom de Blind Rocks ! (que l’on pourrait traduire par « les aveugles ont du talent ! ») à travers toute l’Inde.

Quant à Karhikeyan, il a développé un village écologique, où les personnes souffrant de troubles physiques et mentaux peuvent vivre en harmonie avec les villageois alentours.

En Inde, la différence dérange et les handicapés, surtout dans les zones rurales, sont trop souvent rejetés et incompris. Parfois considérés comme « inutiles », il leur arrive même d’être cachés du reste de la communauté. Si la solidarité existe, l’isolement et les conditions de vie terribles de certains d’entre eux pourraient pourtant être soulagées par des conseils simples, des gestes à apprendre, des technologies bon marché et des encouragements. Avant que les lois, censées renforcer le droit des personnes handicapées, notamment en matière d’accessibilité, d’emploi et d’éducation, ne soient pleinement appliquées, les initiatives de la société civile visant à mieux intégrer les handicapés restent essentielles.

« Nous voulons qu’ils puissent exister, faire des choix librement, s’exprimer, et être entendus », résume Paul Kronenberg.

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