Les chrétiens de Saint-Thomas
Indes
Novembre-Décembre 2017
Partons au Kerala (Sud) à la découverte d’une communauté qui trouve ses origines aux premiers temps du Christianisme.
Une église blanche se détache à l’horizon ; un minibus s’engage dans le trafic avec à son bord un groupe de religieuses occupées à regarder par les fenêtres ; une gigantesque statue du Christ, les bras largement ouverts, domine une école vers laquelle se pressent des étudiants en uniforme. Garés les uns derrière les autres, des rickshaws, rivalisant de décorations autocollantes représentant la Vierge Marie, attendent leurs passagers.
Au bord des routes, d’immenses panneaux publicitaires annoncent une journée de festivité en hommage à Anthony the Great (Saint-Antoine) tandis qu’un prêtre vêtu d’un habit blanc et d’une étonnante calotte noire nous dépasse en scooter. Dès la sortie de la gare de Kottayam, petite ville située au centre du Kerala (Sud), ces images ont de quoi nous interpeller. Nous voilà en plein territoire chrétien, dans un pays où l’on croise plus habituellement des temples décorés à l’effigie des dieux hindous. Plus étonnant encore, il apparaît que ces croyants sont les descendants de chrétiens présents en Inde dès les premiers siècles de notre ère. En effet, ici, on est fier de revendiquer une filiation avec l’apôtre Thomas qui serait arrivé en terre indienne pour évangéliser le pays. Ainsi, les chrétiens de Saint-Thomas étaient établis au Kerala bien avant l’arrivée des Portugais, la première puissance coloniale européenne à s’installer en Inde. Alors, comment ce groupe si ancien, qui revendique encore aujourd’hui 10 millions de fidèles en Inde, a-t-il évolué dans l’histoire ? Quel est son mode de vie ? Et quels sont les enjeux auxquels la communauté doit faire face aujourd’hui ?
Une histoire d’influences
On arrive devant le bâtiment de briques rouges de l’Institut de Recherche œcuménique Saint-Ephrem (SEERI), un centre d’études ouvert il y a 30 ans et devenu un acteur majeur de la gestion du patrimoine syriaque en Inde. Un petit homme vif à la barbe grisonnante, le père Ranju, nous explique avec beaucoup de patience l’histoire mouvementée de sa communauté. En effet, si les chrétiens syriens forment aujourd’hui une famille quelque peu divisée, leur mémoire collective remonte bien à Saint-Thomas.
Ainsi, la tradition des chrétiens du Kérala transmet que l’apôtre du Christ serait arrivé par la mer et aurait débarqué à Muziris sur la côte de Malabar (proche de Kochi aujourd’hui) en 52 de notre ère, pour finalement connaître le martyre à Mylapore (près de Chennai, Sud) où se trouverait sa tombe. D’ailleurs, la « Doctrine des Apôtres », écrite à Edesse vers 250, atteste que Thomas fut l’apôtre de l’Inde. De plus, dans la « Chronique de Seert », il est écrit que l’évêque de Bassorah, David, s’en alla vers 295-300 en Inde pour évangéliser. Les premiers chrétiens de l’Inde, de l’Eglise de Malabar, étaient donc en contact avec ceux de l’Eglise de Perse.
Dès les premiers siècles, les chrétiens du Kérala, rattachés à l’Eglise d’Orient, dépendront successivement du patriarche de Babylone, puis de celui d’Antioche pour, à partir du XIVème siècle, revenir, en majorité, au patriarche nestorien de Babylone. Cela explique pourquoi, aujourd’hui encore, la liturgie se récite selon deux variantes (occidentale et orientale) d’une même langue : le syriaque, un dialecte issu de l’araméen, la langue parlée par le Christ. «Nous avons hérité de cette foi chrétienne apportée par Saint-Thomas dont la langue est l’araméen et aussi des évêques qui venaient d’Edesse (Sud-Est de la Turquie) ou de Bassora et Bagdad (Irak) », détaille le père Ranju.
Au début du XVIème siècle, lorsque ces chrétiens aux origines si anciennes rencontrent les Portugais, des catholiques latins, c’est un choc. L’Eglise de Rome cherche rapidement à imposer sa vision du christianisme auprès de ces premiers chrétiens, qui d’après eux, adhèrent à des thèses que le Concile d’Ephèse de 431 avait jugées hérétiques. En 1599, l’archevêque de Goa, Aleixo de Meneses organise donc le synode de Diamper pour réformer les rites des chrétiens syriens et couper leur lien avec l’Eglise orientale. Une partie des chrétiens syriens fait ainsi allégeance au pape et se voit imposer un évêque de rite latin. C’est l’origine de l’actuelle Eglise catholique syro-malabare qui connaîtra encore des évolutions (et retournera à la langue syriaque). Mais, échaudés par les exigences de Rome, dépossédés de leur autonomie structurelle et affligés par la destruction systématique de leurs anciens manuscrits liturgiques, certains de ces chrétiens syriaques sont poussés à la révolte. Ils se réunissent le 3 janvier 1653 au pied de la croix de Coonen à Kochi où ils jurent de ne pas rester sous l’obédience des Portugais (et de Rome). Six mois plus tard, l’archidiacre Mar Thoma,est élu par imposition des mains de douze prêtres. Une élection reconnue par le patriarche jacobite d’Antioche qui légitime ainsi l’Eglise syro-jacobite du Malabar (ou Eglise syrienne orthodoxe de l’Inde). Aussi, l’arrivée des Hollandais, qui les libèrent des Portugais à partir de 1661, est accueillie chaleureusement par ce nouveau groupe de chrétiens syriens. Toutefois, cette église va, elle aussi, encore connaître de nombreux schismes en raison du souhait de certains de devenir une Eglise autocéphale, c’est à dire indépendante du patriarcat syrien orthodoxe d’Antioche. Enfin, l’arrivée des Britanniques à la fin du XVIIIème siècle augmentera considérablement le poids de la présence protestante qui, elle aussi, cherchera à influencer les croyants de la région.
Ainsi, issue d’une tradition apostolique distincte de celle de Pierre, cette Eglise syriaque, qui a connu une christianisation bien antérieure à celle de l’Europe, a toutefois vu son organisation se transformer par l’arrivée des Européens et de nouvelles formes de christianisme. Aujourd’hui, ces chrétiens syriens constituent une famille divisée en huit groupes distincts. « Des groupes séparés mais issus d’une même origine », se plaît à rappeler le père Ranju.
Une double identité
Effectivement, si ces groupes font allégeance à l’une ou l’autre Eglise, localement, il est bien difficile de les distinguer entre eux. Seuls les vêtements liturgiques, uniques, portés par leurs prêtres les différencient. Plus étonnant encore, malgré leurs subdivisions, ils sont, encore aujourd’hui, un groupe à part, comptabilisé comme tel par les recensements démographiques indiens. En effet, si leurs traditions théologiques, leur langue liturgique et leurs croyances qui les portent vers d’autres mondes, leur vie quotidienne est celle de la société locale, un monde hindouisé dont ils partagent les coutumes et la langue et au sein duquel ils occupent encore une place privilégiée.
D’après les récits des Portugais, à leur arrivée en Inde, les chrétiens syriens faisaient déjà partie intégrante de la société kéralaise ; c’est à dire qu’ils étaient insérés dans le système des castes qui obéit à l’idéologie sociale brahmanique. « Nous sommes avant tout Indiens », confirme le père Ranju. D’après lui, les chrétiens syriens sont des convertis des hautes castes (celle des prêtres hindous, appelés brahmanes «Nambudiris » au Kerala et celle des fameux guerriers, les « Nayars »). Dès l’origine, leurs relations avec le Moyen-Orient permettent à ce groupe de chrétiens de jouer un rôle socio-économique important. Les différentes dynasties locales leur confèrent alors des droits honorifiques comme celui de posséder un éléphant ou d’avoir des gardes du corps. Propriétaires terriens, riches marchands (ils cultivent les épices et en font le commerce avec les négociants arabes), et guerriers hors-pairs, cette communauté jouit d’une puissance économique à la hauteur de leur statut dans la société kéralaise. De nos jours, ils forment encore une communauté prospère qui détient une position prédominante dans l’économie des plantations (notamment du caoutchouc et du poivre), de l’éducation, dans le monde des affaires ou le journalisme.
Du fait de leur intégration, leurs rites religieux sont empreints de coutumes locales. Lors des mariages, par exemple, certains rituels hindous sont suivis : ainsi, le marié attache autour du cou de la mariée un « minnu », sorte de bijou en or de forme allongée que les chrétiens christianisent en lui donnant une forme de croix. De même, on fête le premier mois du bébé ou encore sa première bouchée d’aliment solide, comme chez les hindous. La fête la plus importante, n’est ni Noël, ni Pâques mais celle du saint patron à laquelle on consacre plusieurs jours. Elle fait l’objet de pèlerinages et dans les villages, tous les habitants y participent (le pouvoir du Saint ne s’arrêtent pas aux barrières confessionnelles). La fête donne lieu à une longue procession, accompagnée de musique, d’ombrelles de couleurs et de danseurs, identiques à ceux que l’on retrouve dans les fêtes des temples hindous.
Dans toutes les églises, comme dans les temples, une lampe à huile en cuivre (« nilavilakou ») sur un piédestal, ou suspendue au plafond reste toujours allumée. Quand les fidèles entrent à l’église, ils plongent le bout du médium dans cette huile pour faire le signe de croix, tout en se déchaussant. Ici ou là, sur les façades des églises, des éléphants ou des paons se mêlent aux anciennes croix perses.
L’identité de ces chrétiens syriens se définit donc par deux pôles : l’attachement à une Eglise et l’appartenance à un groupe considéré comme une caste, c’est à dire une communauté endogame à laquelle on appartient par la naissance et dans laquelle on reste jusqu’à la mort en se mariant et en élevant ses enfants en son sein. Cette conception explique aussi pourquoi les chrétiens syriens n’ont jamais pratiqué de prosélytisme. Une attitude qui leur a permis, au fils des siècles, de mener une coexistence pacifique avec les autres communautés mais aussi, peut-être, un moyen de préserver leur statut sans avoir à intégrer des membres d’autres castes, jugées inférieures. D’ailleurs, pour le père Ranju : « nul ne peut changer de famille de naissance, par contre, chaque groupe a un devoir d’entraide envers les autres. Notre communauté a construit de nombreuses écoles, des centres de formations professionnelles, des orphelinats et des dispensaires qui sont ouverts à tous, sans distinction de religions ou de castes ». Un fait indéniable puisque selon une enquête menée par la revue Eglises d’Asie, 12% des étudiants et 15% des Indiens transiteraient par les écoles et les centres de soin dirigés par les quelques 2,3% de chrétiens du pays.
Le père Ranju reste confiant en l’avenir : « Notre Eglise est très active. Le dimanche, les églises sont pleines, les enfants vont au catéchisme et nous avons de nombreux clubs pour les jeunes qui s’investissent dans la musique ou les œuvres de charité ». Il est vrai que les chrétiens de Saint-Thomas sont réputés au Kerala pour leur esprit communautaire et leur grande fraternité. Toutefois, notre interlocuteur remarque que les fidèles quittent plus fréquemment qu’autrefois la région. Souvent très éduqués, ils constituent un pourcentage non négligeable de la diaspora du Kerala, présente dans le nord de l’Inde, au Moyen-Orient, en Europe et surtout aux Etats-Unis. « Après deux générations, on se rend compte que les enfants oublient nos traditions. Ils ne parlent plus notre langue et ne souhaitent pas revenir habiter ici. » Une menace importante pour le renouvellement d’un groupe qui a pourtant survécu des siècles durant dans ce petit territoire du sud de l’Inde.