À « Contre-courants »
Hélène Kessous et Némésis Srour, fondatrices de la plateforme Contre-courants, dédiée aux cinémas indiens et sud-asiatiques, nous font découvrir toute la richesse de « ces cinémas qui osent aborder des enjeux de société délicats, interrogent les images et subliment les imaginaires » offrant ainsi « un nouveau miroir – un nouvel écran – sur notre monde ».
Souhaitant partager leur passion pour les cinémas indiens et sud-asiatiques et les faire découvrir dans leur pluralité en France, deux spécialistes du cinéma indien, Hélène Kessous et Némésis Srour ont fondé Contre-courants. Cette plateforme, « trait d’union entre l’Inde, l’Asie du Sud et la France », travaille notamment avec des réalisateurs et des producteurs d’Asie du Sud, de nombreux cinémas et grandes institutions françaises, telles que la Cinémathèque française ou le Forum des images, afin « de déconstruire les clichés » et d’offrir une autre image de ce cinéma « divers, multiple, protéiforme » et de ses évolutions. En moins de trois ans, Contre-courants a déjà pris de l’ampleur avec le développement de ses activités de projection, de conférences et débats mais également de conseil en programmation et de distribution.
Au travers d’un entretien avec INDES, Hélène Kessous et Némésis Srour – toutes deux passées par une prépa littéraire, un cursus de philosophie avant de se tourner vers l’anthropologie, l’Inde et son cinéma – dévoilent leur parcours, les difficultés de la distribution des films sud-asiatiques en France, leurs réussites et leurs projets. Elles partagent leur connaissance, leur vision des cinémas indiens, des anecdotes sur le 7e Art, ainsi que leurs coups de cœurs cinématographiques, qui ouvrent de nouvelles perspectives sur la richesse d’un cinéma audacieux en effervescence.
Quels sont vos parcours ?
Hélène Kessous : Après une maîtrise de philosophie et plusieurs séjours en Inde, j’ai décidé de suivre les cours d’Hindi à l’INALCO. J’ai ensuite rejoint l’EHESS pour le master Asie Méridionale et Orientale avant de commencer ma thèse en anthropologie sur l’obsession de la blancheur de la peau en Inde. Dès le départ, le cinéma indien tient une place importante dans mes recherches. C’est véritablement le médium par lequel j’ai décidé d’explorer l’Inde, ses rêves et ses peurs.
Némésis Srour : Après un master de philosophie et une licence en histoire du cinéma, j’ai voulu explorer ma passion pour le cinéma de manière plus « théorique ». J’ai fait le master Asie Méridionale et Orientale à l’EHESS où j’ai travaillé sur le corps dans le cinéma Bollywood. J’ai ensuite entamé une thèse en anthropologie sur les circulations des films hindis au Moyen-Orient, des années 1950 jusqu’à nos jours.
Quel est votre rapport au cinéma indien ? La découverte, les premiers films marquants ? L’évolution au fil des films ?
Hélène Kessous : J’ai découvert le cinéma indien en Inde, lors de mon premier voyage. Je voulais voir un film de Bollywood. Un mot qui représentait le cinéma le plus exotique du monde. Je suis allée voir un film totalement au hasard, et je suis tombée sur un petit ovni du cinéma Bollywood, Koi Mil Gaya ! Un remake incroyable de Rencontre du troisième type et de E.T. de Steven Spielberg. J’ai appris plus tard que Satyajit Ray avait écrit un scénario sur un extraterrestre et qu’il devait le produire avec un grand studio américain. Il avait même accusé Spielberg d’avoir volé son projet ! Comme quoi…
Après cela, j’ai dévoré autant de DVD que possible, Arte aussi a joué un rôle fondamental dans la construction de ma cinéphilie. Début des années 2000, la chaîne a diffusé un cycle Bollywood, j’y ai vu un film que je garde dans mon top 10 des Bollywood, Chori Chori Chupke Chupke avec Salman Khan, Rani Mukerjee et Preety Zinta. Cela n’est pas forcément du grand art cinématographique, loin de là ! Très largement inspiré de Pretty Woman, le film parle pourtant de sujets de société très forts comme la pression d’avoir des enfants en Inde, le problème de l’infertilité, les mères porteuses etc. C’est ce que j’aime dans les films Bollywood, cette capacité à parler simplement de grands problèmes de société. Je trouvais dans ce cinéma, une liberté et une fraîcheur que je ne ressentais avec aucune autre cinématographie. J’ai découvert les films au gré de mes acteurs favoris, SRK et Hrithik Roshan en tête. Puis comme n’importe quel fan de Bollywood je pense que j’ai regardé tout ce que je pouvais, sans vraiment réfléchir.
Ensuite j’ai rattrapé les classiques Guru Dutt, Raj Kapoor. J’ai toujours eu un faible pour les grandes fresques ; Mughal e azam est sans aucun doute l’un de mes films préférés. Puis il y a les films d’auteurs, Satyajit Ray évidemment, mais paradoxalement ses films les plus accessibles ne sont pas du tout mes favoris, il a fallu que je découvre les œuvres un peu moins connues en France, comme Des jours et des nuits dans la forêt, pour apprécier ce grand cinéaste. Et puis plus tardivement, j’ai commencé à m’intéresser aux cinémas régionaux, là j’ai eu un coup de cœur pour le cinéaste keralais Govindan Aravindan, mais c’est sans fin ! Et je suis loin d’avoir pu compléter mon apprentissage des cinémas indiens.
Némésis Srour : Mon premier film indien, je l’ai découvert par pur hasard, sur Arte : Hamara Dil Aapke Paas Hai (Satish Kaushik, 2000) avec Aishwarya Rai et Anil Kapoor. Les grandes envolées lyriques du héros, un sujet fort sur la question du viol, le tout avec des séquences de danse magiques, il n’en fallait pas plus pour que je tombe amoureuse du cinéma indien ! Alors, j’ai trouvé tous les DVD que je pouvais pour en voir plus, et ce fut la découverte des grands classiques de l’époque, entre DDLJ, Kuch Kuch Hota Hai, La Famille indienne, Swades, et d’autres films plus improbables comme Mujhse Shaadi Karogi… Bref, je prenais tout ce qui était à disposition !
Ensuite, après le contemporain, une immersion plus historique avec les grands classiques de l’incontournable Amitabh Bachchan, les Guru Dutt, Raj Kapoor, Yash Chopra… Une cinéphilie très hindi et très Bollywood, avant de faire quelques incursions dans les cinématographies régionales. Et finalement, je garde une passion particulière pour les « vieux films ». Les grandes fresques Bollywood des années 1950 à 1970 sont vraiment de grands moments pour moi, je ne me lasse pas de films comme An Evening in Paris qui s’amuse à créer cinématographiquement Paris à partir de lieux de tournages aussi incongrus que l’Allemagne ou le Liban ; Aankhen – le premier film d’espionnage indien – ou encore The Great Gambler, avec une scène de tirs mémorable aux pieds des pyramides. Bollywood a un art de visiter des lieux iconiques, et de jouer avec.
Les films de fantaisie orientale des années 1930 aux années 1950 sont également un autre univers qui me fascine, avec des effets spéciaux géniaux et surprenants, de très belles scènes de danses où le réalisateur s’amuse à expérimenter avec la technique, on peut penser à Lale-Yaman, toute la série d’adaptations des Ali Baba ou bien les films de Homi Wadia, comme Aladin et la lampe merveilleuse, Hatimtai…
Malheureusement, une grande partie des films indiens des débuts du cinéma a disparu, et il y a une véritable urgence à préserver ce patrimoine.
Qu’est-ce que Contre-courants ? Et pourquoi avez-vous fondé cette structure ?
Contre-courants c’est une plateforme, un trait d’union entre l’Inde, l’Asie du Sud et la France. Les cinémas indiens ont mauvaise réputation en France, ils sont souvent associés soit au kitsch de Bollywood, soit au cinéma d’auteur de Satyajit Ray. Deux styles, deux visions du cinéma qui, aussi différentes soient-elles, ont le même effet : celui d’occulter les richesses et les diversités des cinémas indiens et plus largement des cinémas d’Asie du Sud. Grâce à des conférences, des introductions avant les films, des débats, mais aussi des conseils en programmation, Contre-Courants essaie de rétablir la diversité de ces cinémas et de mieux les faire connaître.
Contre-courants est né de notre amour pour ces cinématographies, et de notre envie de leur trouver une place plus conséquente, plus régulière, sur les écrans français, mais également de notre envie de montrer des images différentes de l’Inde, une Inde jeune, urbaine, cette Inde que nous connaissons et que nous aimons.
Lors de nos voyages ou de nos terrains universitaires pour nos recherches, nous avons eu la chance de découvrir des films qui ne parviennent pas jusqu’en France. Fatiguées de voir toujours les mêmes images de l’Inde, nous avions véritablement envie de faire découvrir ces autres cinémas. Le public est souvent dérouté, il ne reconnaît pas l’Inde folklorique qu’il aime tant dans les spots publicitaires de Incredible India! ou lors de vacances au Rajasthan. Les films que nous défendons montrent sans fard les grandes mégalopoles indiennes, ce qui parfois surprend les spectateurs et leur imaginaire d’une Inde spirituelle.
Cela nécessite forcément de passer par une certaine éducation du public, mais aussi des acteurs de l’industrie du cinéma. Il faut être prêt à prendre un risque du côté des institutions, et pour le public, à faire le pari de venir voir des films qui sortent de sa cinéphilie habituelle. Nous l’avons vu en travaillant avec des structures comme le Forum des images, ou même la Cinémathèque française pour une séance, ce pari est toujours une grande réussite. Le public est ravi de pouvoir découvrir autre chose.
Ensuite, nous avions aussi envie de montrer que dans les pays autour de l’Inde, le cinéma est en pleine renaissance, que ce soit au Bangladesh, au Népal ou au Pakistan. Leurs cinématographies se renouvellent et de jeunes réalisateurs parviennent à se faire remarquer sur la scène internationale.
Comment les projets de Contrecourants ont-ils évolué ?
La première année, nous avons concentré notre effort sur un ciné-club au Reflet Medicis à Paris. Une fois par mois nous nous retrouvions autour d’un film indien ou d’Asie du Sud, inédit ou grand classique. La régularité des projections est la clef de la réussite. Il faut créer un public, créer un engouement pour ces cinémas qui sont trop méconnus.
La deuxième année s’est partagée entre ciné-club et conseil en programmation. Nous avons eu la chance de travailler avec le Forum des images pour le magnifique portrait de ville : India express. Une rétrospective de 60 films véritablement conçue comme un voyage cinématographique. C’était formidable de pouvoir mélanger autant de genres cinématographiques à la fois et de pouvoir enfin montrer au public la richesse de ces cinémas. Nous avons réitéré l’opération avec une association dédiée à la promotion du cinéma en Mayenne : Atmosphère 53 qui a organisé un festival Reflets du cinéma indien dans toute la région, où nous avons conjugué conseil en programmation et éducation à l’image auprès de lycéens.
Aujourd’hui, nous travaillons à tisser des liens avec des institutions comme les médiathèques, les bibliothèques, pour faire des conférences et parler de cinéma indien après la projection d’un film.
En outre, nous nous sommes lancées dans la distribution car c’était le seul moyen de faire exister les films que nous défendons. Et cette opportunité, nous la devons à Rubaiyat Hossain, réalisatrice et productrice du film Les Lauriers roses-rouges. C’est elle qui nous a poussées à le faire, elle nous a fait confiance. L’expérience a été formidable et bien sûr nous aimerions sortir d’autres films.
Nous avons également développé une activité de conseil auprès de producteurs indiens pour la diffusion et distribution de leurs films en France. Depuis le départ notre envie est de permettre aux réalisateurs et producteurs indiens de trouver le chemin des écrans français. Pour cela, nous travaillons avec des producteurs que nous estimons afin d’essayer de convaincre des distributeurs / vendeurs internationaux de considérer leurs films. C’est la partie la plus longue à mettre en place, mais les premiers retours sont encourageants ! Et nous avons bon espoir.
Quel est l’état des lieux de la distribution en France ? Connaît-elle des manques ?
Quand on regarde le nombre de films produits en Inde – près de 2000 par an – le nombre de films de grande qualité rien que dans la région du Maharashtra, incluant ainsi les films hindis et la scène marathie très dynamique, et le nombre de films indiens qui ensuite parviennent jusqu’aux écrans français, oui évidemment il y a de gros manques ! En France, nous pouvons dire que nous sommes quasiment passés à côté du renouveau des cinémas indiens contemporains – hormis la figure de proue qu’est Anurag Kashyap, il y a aussi d’autres réalisateurs de talent, et dans les différentes cinématographies régionales ! Et c’est sans parler de la distribution côté films de patrimoine, où l’on peut tout simplement constater que les cinémas indiens font figure de grand absent, comme si l’Inde n’avait pas une histoire de cinéma en-dehors de Satyajit Ray, Ritwik Ghatak ou Guru Dutt !
Quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confrontées ? Comment les surmontez-vous ?
L’un des grands défis est de parvenir à faire exister sur les écrans des salles de cinéma un film qui n’a pas été adoubé par une sélection dans un grand festival européen, de production 100% étrangère. L’autre difficulté est la nécessité de créer des sous-titres français pour les films sans distributeur, ce qui engendre un coût non négligeable à notre petite échelle.
Mais la vitalité des cinémas indiens commence à se faire connaître tout doucement dans le milieu, et nous travaillons à agrandir Contre-Courants ! Nous bénéficions aussi d’appuis solides, de professionnels engagés et cinéphiles, qui sont prêts à ouvrir leurs portes aux cinémas indiens ! Et la réponse du public est toujours formidable, et c’est bien pour cela que nous continuons nos efforts. La preuve que lorsque nous avons la possibilité de proposer des choses différentes, le public se montre curieux, ouvert, enthousiaste !
Quelles caractéristiques du cinéma indien repoussent-elles ou attirent-elles le public français ?
Ce qui repousse le public français c’est bien souvent l’image qu’il se fait du cinéma indien, souvent réduit simplement aux grandes fresques chantées et dansées de trois heures, avec les images du Devdas de Sanjay Leela Bhansali en tête. Seulement, le style de Sanjay Leela Bhansali est une forme hypertrophiée de Bollywood, un style particulier qui pousse les codes du cinéma commercial hindi à leur paroxysme ! De plus, ce qui repousse soi-disant les spectateurs dans le cinéma indien (le kitsch, la durée, les séquences musicales) semble d’un coup moins gênant dans le cinéma américain : la preuve qu’il s’agit avant tout d’une éducation à l’image, d’habitude à des codes visuels. Et c’est là l’un de nos objectifs principaux : déconstruire les clichés sur les cinémas indiens et diversifier le regard sur les cinématographies de la région.
A contrario, ce qui va attirer le public français ce sont des films dont la thématique sociale est prégnante, et où la lutte des femmes occupe une place importante. On a vu ainsi se suivre sur nos écrans toute une vague de « films de femmes » venus d’Inde, ce qui fait également écho à une profonde réflexion dans les sociétés d’Asie du Sud sur la place de la femme et ses possibilités de lutte.
Mais il est difficile de parler d’un cinéma indien tant les réalités cinématographiques et filmiques que recouvre ce terme sont plurielles ! Le cinéma indien n’existe pas car il est divers, multiple, protéiforme. L’Inde abrite plusieurs industries cinématographiques en son sein, dont les centres de production les plus prolifiques sont Mumbai (Bombay), Chennai (Madras) et Kolkata (Calcutta) ; ses cinémas s’expriment dans plus d’une vingtaine de langues régionales ; et ses films se déploient sur un large spectre de genre allant du film d’art et d’essai à la grande machine commerciale, du film expérimental au cinéma de genre, du film indépendant au cinéma bis. Mais les cinémas indiens vont plus loin encore, et font des propositions stylistiques, thématiques, audacieuses qui défient parfois nos normes ou nos catégories françaises et occidentales. Ces cinémas qui osent aborder des enjeux de société délicats, interrogent les images et subliment les imaginaires, font pour nous la plus belle des propositions : celle de décentrer notre regard, et d’offrir un nouveau miroir – un nouvel écran – sur notre monde.
Quels sont les projets de Contrecourants à court et à long termes ?
L’un des grands projets sur lequel nous travaillons actuellement est la distribution de films de patrimoine d’Inde et d’Asie du Sud, pour faire découvrir ces trésors oubliés et mieux faire connaître l’histoire de ces cinémas, qui est d’une richesse infinie !
Nous aimerions également nous lancer du côté de la production, avec un premier projet de court-métrage innovant.
À court terme, nous avons notre ciné-club mensuel « Orient Express » au cinéma Écoles 21 à Paris, qui revient sur les images produites par Hollywood sur les mondes indiens et arabes, dans l’idée de travailler sur ces images pour mieux déconstruire les clichés orientalistes.
Pourriez-vous conseiller trois films incontournables pour découvrir le cinéma indien ?
Némésis Srour : Terriblement difficile de répondre. Mais si l’on devait conseiller à partir de nos goûts personnels, pour une première entrée en matière, Pyaasa de Guru Dutt est un classique incontournable d’une grande beauté ! Deewar avec l’icône Amitabh Bachchan est un film emblématique des années 1970 et pour découvrir le cinéma hindi contemporain, les Gangs of Wasseypur d’Anurag Kashyap, fresque sublime.
Hélène Kessous : Pour moi ce serait Mughal e Azam, pour montrer le faste et la richesse visuelle, musicale et poétique du cinéma indien, un film avec Shah Rukh Khan qui est un phénomène incroyable, peut- être Dil to pagal hai de Yash Chopra et si je devais faire une incursion dans le cinéma contemporain, alors ce serait avec un film de Dibakar Banerjee, qui pour moi représente une scène alternative forte et pleine de promesse. Mais encore une fois, il est bien trop difficile de ne citer que trois films !