Nandita Das

Des artistes réduits au silence

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May 22, 2018

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Indes

mai-juin 2018



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Nandita Das, Actrice-Réalisatrice

Nandita Das, Actrice-Réalisatrice

« Manto était pertinent alors, et malheureusement, il le restera encore longtemps, » selon la réalisatrice du film Manto, seul film indien sélectionné à Cannes dans la section « Un certain regard ».

Connue pour ses interprétations dans des longs métrages tels que les films de Deepa Mehta, Fire (1996) et Earth (1998), Nandita Das, actrice devenue réalisatrice, pense que les récits de l’écrivain Saadat Hasan Manto sont toujours d’actualité, l’Inde luttant toujours contre des problèmes liés à la liberté d’expression et à l’identité. Le portrait qu’elle dresse de Manto fait partie de la sélection « Un certain regard » à Cannes cette année. Dans un entretien avec INDES, Nandita Das livre, notamment, sa vision sur Manto, sur la résonnance de son œuvre dans le contexte actuel et sur la vie de réalisatrice.

Pourquoi avez-vous choisi de réaliser un film biographique ?

J’ai lu Manto pour la première fois lorsque j’étais étudiante. Ses récits m’ont interpellée par leur simplicité et leur profondeur, ainsi que par la clairvoyance avec laquelle il saisissait les individus, la politique et l’époque où il vivait. Il écrivait tel qu’il voyait, tel qu’il ressentait, sans compromis, et avec une sensibilité et une empathie rares envers ses personnages. Pendant des années, j’ai pensé faire un film basé sur ses nouvelles, avant même de faire mes débuts derrière la caméra avec Firaaq (2008). En 2012, lorsque j’ai creusé davantage dans ses essais, ils m’ont aidée à élargir l’idée au-delà de ses récits.

L’autre raison de mon choix d’un projet biographique est la pertinence de Manto aujourd’hui. Peu de choses ont changé. Près de soixante-dix ans plus tard, nous sommes toujours confrontés aux problèmes de liberté d’expression et aux conflits d’identité. Même aujourd’hui, nos identités restent inextricablement liées à la caste, la classe et la religion, à l’opposé de l’universalité de l’expérience humaine. Je sais qu’il aurait eu beaucoup à dire sur l’époque dans laquelle nous vivons. Ce n’est pas un hasard si on écrit tant sur Manto aujourd’hui, et que de nombreuses troupes de théâtre jouent ses pièces et essais. Il était pertinent à l’époque, et malheureusement, il le restera encore longtemps.

Pourquoi Manto ? Qu’est-ce qui vous a poussé à tourner son histoire ? Comment décririez-vous ce film ?

Ce qui m’a poussée vers l’histoire de Manto c’est son esprit libre et le courage avec lequel il s’est battu contre les orthodoxies de toutes sortes. En plongeant davantage dans la vie de Manto, je me suis demandée pourquoi il me paraissait si familier. Je me suis rapidement rendu compte que j’avais la sensation de lire à propos de mon père, qui était artiste. Lui aussi est un non-conformiste de manière intuitive, un marginal incompris, et dont le franc-parler n’est pas très différent de celui de mon personnage principal.

La foi qu’avait Manto dans le pouvoir rédempteur de l’écriture, dans les époques les plus difficiles, résonne avec ma propre passion de raconter des histoires. D’une certaine manière mystique, je sens que je fais partie de cet héritage chargé d’espoir ! Grâce à lui, je sens que je suis capable de renforcer ma propre conviction en un monde plus libéral et plus compatissant.

Le film décrit quatre années (1946-1950) de sa vie, qui, pour plusieurs raisons, sont les années les plus marquantes aussi bien pour lui que pour le sous-continent indien. Il met aussi en valeur le meilleur de sa fiction. En même temps, c’est une relecture intime et créative de l’histoire d’une nation en plein bouleversement, vue à travers le regard d’un écrivain intensément engagé qui essayait de donner un sens à tout cela.

Nandita Das et Nawazuddin Siddiqui durant le tournage de Manto

Nandita Das et Nawazuddin Siddiqui durant le tournage de Manto

Pensez-vous que la censure en Inde limite la liberté d’expression et l’art des cinéastes ?

De nos jours, nous pouvons partout remarquer la présence de la censure : l’autocensure au niveau individuel par crainte des problèmes, des factions de droite s’autoproclamant police de la morale, et le comité officiel de censure, dont les règles deviennent de plus en plus strictes et les décisions de plus en plus subjectives et arbitraires.

Manto a été poursuivi pour obscénité six fois – trois fois par le gouvernement britannique et trois fois par le gouvernement pakistanais – seulement parce qu’il écrivait sur les travailleurs du sexe. Nous avons aussi des scènes dans le film qui montrent comment il a été attaqué parce qu’on considérait son écriture comme obscène et pornographique, et comment il a défendu ce qu’est la littérature car il n’écrivait pas pour provoquer qui que ce soit. Il écrivait sur les individus sur lesquels personne ne voulait écrire. En fait, il disait aussi, « si mes histoires vous sont insupportables, c’est parce que nous vivons dans une époque insupportable. » Les histoires ne faisaient que refléter ce qui se passait dans la société.

Je pense que cela n’est pas seulement valable en Inde mais également partout dans le monde. Les artistes, les écrivains, les libres-penseurs et les rationalistes sont tous réduits au silence et attaqués sous une forme ou une autre. Toute société mûrit et se développe lorsque les individus disent la vérité et pensent différemment. Et quel espoir nous reste-t-il si vous les faites taire ?

Le film est-il une déclaration politique ? Si oui, avez-vous des craintes quant à sa réception ?

Pour moi, tout relève de la politique. Ne pas prendre parti, selon moi, est aussi un choix politique. Aussi bien Firaaq que Manto sont nés de mes préoccupations sociales et politiques, mais ont pris forme à travers des histoires personnelles. Finalement, ce sont seulement les histoires humaines qui nous touchent. À une époque où un film grand public glorifiant la bravoure des Rajputs est attaqué, tout peut arriver. Cependant, je pense que l’histoire de Manto est plutôt centrée sur les convictions et le courage d’un écrivain, sur son angoisse existentielle et sa solitude. J’ai le sentiment que c’est sa capacité à dire la vérité au pouvoir qui aura une résonnance. Après tout, je pense que nous avons tous un « Mantoiyat » en nous, cette part qui veut être libre d’esprit et franc. Et peut-on y trouver matière à controverse ?

À présent que vous vous êtes engagée dans la réalisation, qu’adviendra-t-il de votre carrière d’actrice ? Avez-vous des projets en cours ?

Pour l’instant, je suis complètement absorbée par Manto et je n’ai rien d’autre à l’esprit. Mais certains producteurs m’ont déjà contactée avec des scénarios intéressants. Et j’ai déjà reçu des propositions de rôles. Je m’impliquerai dans d’autres projets seulement après la sortie de Manto. Pour moi, porter le film vers son public en Inde et au-delà est le plus important.

Quelle est votre réaction à l’étiquette « femme réalisatrice » ?

Après Firaaq, j’ai été invitée à plusieurs reprises à faire partie de jurys de femmes réalisatrices et on m’a souvent demandé ce que c’était d’en être une. Ma réponse est simple. Je suis une réalisatrice et il se fait que je suis une femme, et je n’ai aucune idée sur ce que c’est d’être un homme réalisateur ! Cela dit, je suis sûre que mon sexe, tout comme mon éducation, mes expériences de vie, ma classe sociale, mes études et mes intérêts, etc. ont une influence sur mes sensibilités, la forme et le contenu de mes films.

Pour certains, bien que Firaaq ne traite pas d’un sujet axé sur les femmes, il est évident que c’est une femme qui l’a réalisé. Ils sentent que les personnages féminins sont complexes et nuancés, et bien que le film traite de la violence, il n’y a ni sang, ni carnage. D’autres sont surpris que Firaaq et Manto ne traitent pas de thèmes typiquement féminins, comme si une femme, ou en l’occurrence une féministe, devait uniquement faire des films sur les problèmes auxquels les femmes sont confrontées. Les femmes réfléchissent à tout un tas de choses différentes et qui les affectent également. En tout cas, Manto est une célébration d’un homme féministe, bien qu’il aurait haï les étiquettes.

Quelle a été votre expérience de membre du jury à Cannes ?

À Cannes, j’ai fait partie du jury d’abord en 2005 en section principale, et encore en 2013 pour les courts-métrages. Outre ces deux occasions, je m’y suis aussi rendue plusieurs fois en tant que passionnée de cinéma. Au-delà du fait qu’il s’agisse du festival de cinéma le plus renommé, il a réussi à allier le grand cinéma à une plateforme effervescente pour les cinéastes et les amoureux du cinéma du monde entier. Malheureusement en Inde, nous écrivons davantage sur les tapis rouges et les vêtements haute couture, mais il y a bien plus que cela. À Cannes, j’ai eu des conversations incroyables dans des cafés, sur les films et la vie, j’ai assisté à de nombreux événements cinématographiques et projections. Je suis ravie que Manto commence son parcours à Cannes.

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