Mystérieuses tawa’ifs
Indes
janvier février 2019
Une visite guidée dans Old Delhi dévoile l’univers passionnant et surprenant des courtisanes de l’Empire moghol, les tawa’ifs, et de ceux qui les fréquentaient. Elle permet de comprendre comment la perception et le rôle de ces femmes cultivées, influentes et indépendantes, ont radicalement changé au fil du temps.
Depuis six ans que j’habite à Delhi, je suis allée à Old Delhi peut-être une quinzaine de fois, pour acheter des accessoires pour ma caméra ou bien pour rendre visite à un vieil ami de mon père. Car Old Delhi n’est pas un endroit des plus simples, la surpopulation y est envahissante et y naviguer requiert une grande patience. Les nombreuses quincailleries et boutiques de vêtements, de chaussures, de matériel électronique, de pièces détachées, d’épices ou encore de parfums font de Old Delhi une véritable fourmilière. Le mouvement chaotique – de ceux qui arrivent pour livrer la marchandise, faire des achats, solliciter des clients, boire du chai ou encore, malgré toutes les lois physiques, se faufiler avec un cycle-rickshaw ou une voiture – ne s’arrête jamais. Dans ce chaos, la seule constante est le manque d’espace. À moins que vous n’y alliez le dimanche vers sept heures du matin, moment de la semaine où vous pourrez y trouver deux heures de répit. Et c’est bien à ce moment-là que Gaurav Sharma y fait venir des groupes de curieux qui veulent découvrir l’histoire peu connue des tawa’ifs. Ce guide de tours insolites retrace l’histoire des courtisanes indiennes, une histoire dont les symboles – les balcons – ont tendance à disparaître derrière les panneaux publicitaires et les denses filets de câbles électriques suspendus. Mais l’histoire fascinante de ces tawa’ifs attire apparemment un large public car, ce dimanche à 7h30 du matin, nous sommes une trentaine de personnes à Chawri Bazar prêts à suivre Gaurav Sharma.
De l’art à la politique, bien plus que des courtisanes
Nous suivons donc le guide le long de la rue Chawri Bazar, aujourd’hui un marché de gros d’ustensiles ménagers, mais qui a été, jusqu’aux années 1950, la rue des courtisanes. Nous apprenons que pendant près de 5 000 ans, de l’ère harappéenne jusqu’au début de l’Empire britannique, les femmes publiques, en dehors de leur rôle « d’amuseuses », étaient de puissantes et souvent excentriques personnalités publiques ainsi que des autorités en matière d’art. Les tawa’ifs faisaient partie de ces femmes.
Old Delhi – la capitale de l’Empire moghol de la deuxième moitié du XVIIe au XIXe siècle – a été le foyer d’une culture foisonnante où la danse, la musique et la poésie jouissaient d’une place privilégiée. C’est dans cette atmosphère que les tawa’ifs ont joué un rôle important, constituant l’une des institutions centrales de la cour. En effet, les tawa’ifs remettent en question la perception commune des courtisanes : si elles disposaient de leur corps selon leur envie et si, contrairement aux femmes mariées, elles n’étaient pas contraintes par les trois « ch » traditionnels – chulha (l’âtre), chadar (le tchador) et char diwari (les quatre murs de la maison), elles avaient néanmoins une place dans la société qui allait bien au-delà de celle d’artiste.
Il existait plusieurs catégories de femmes qui vivaient d’art et de leurs charmes – entre les femmes démunies qui dansaient dans des rues jusqu’à celles qui avaient des relations monogames avec des membres de la noblesse. Exemple symbolique étonnant du haut statut dont bénéficiaient certaines courtisanes, une mosquée a été érigée au début du XIXe siècle par David Ochterlony, résident britannique auprès de la cour moghole de Delhi, pour sa partenaire – une courtisane – Mubarak Begum. Mubarak Begum était une icône de la vie culturelle de son époque et organisait chez elle des soirées dédiées à l’art et à la poésie auxquelles les plus grands artistes, dont le fameux poète Mirza Ghalib, participaient. Le nom officiel de cette mosquée est la Mosquée de Mubarak Begum mais son nom courant, la Mosquée de Randi, fait l’objet de controverses car si à l’époque le mot randi désignait tout simplement une femme non mariée, aujourd’hui, en langue hindustani il signifie de manière, très familière, « prostituée ». Cela a causé une confusion embarrassante et les autorités de la mosquée ont fini par faire peindre son nom officiel en alphabet romain.
Mais Mubarak Begum n’était pas la seule à jouir d’un tel prestige. Delhi a connu bien d’autres tawa’ifs puissantes. Un autre exemple très parlant est celui de Lal Kanwar, mariée à l’empereur moghol Jahandar Shah. Selon plusieurs récits, Lal Kanwar aurait eu un grand contrôle sur son mari qui progressivement rompait le contact avec les autres membres de la famille royale qui n’acceptaient pas une impératrice de classe plus basse. Autre tawa’if connue pour son influence : Farzana, mariée à un mercenaire luxembourgeois W.R. Sombre. Après la mort de son époux, Farzana, commanda son armée de mercenaires et régna sur une petite principauté dans le nord de l’Inde. L’un de ses palais se situe toujours à Old Delhi mais appartient aujourd’hui à la Banque centrale de l’Inde.
Des femmes cultivées, artistes, indépendantes et influentes
Les tawa’ifs étaient des courtisanes sophistiquées qui servaient la noblesse et les hommes influents. En dehors des plaisirs charnels, elles représentaient le raffinement à tel point que l’on envoyait auprès d’elles les jeunes hommes nobles pour y apprendre le tameez (l’étiquette et le savoir-vivre) et le tehzeeb (l’appréciation et la pratique de l’art et surtout l’écriture de ghazals (forme poétique persane dédiée à l’amour très en vogue à cette époque). Elles avaient également une bonne connaissance de la littérature arabe, persane et ourdou. Ces compétences alliées à leur entraînement en musique et danse indiennes faisaient d’elles une compagnie très sollicitée lors des soirées huppées.
Les tawa’ifs étaient en effet connues pour les spectacles de danse kathak qu’elles donnaient dans les palais et maisons de la royauté et de la noblesse. C’est d’ailleurs à leur danse que ces courtisanes doivent leur nom. Tawaf, est un mot arabe qui désigne un mouvement circulaire et en kathak le danseur évolue notamment en effectuant différentes rotations comparables à celles de la terre : les tawa’ifs virevoltaient sur elles-mêmes tout en décrivant des cercles sur l’espace de danse. Un cercle entier s’appelle tawaf et celles qui l’effectuaient sont donc devenues les tawa’ifs.
Grâce à la danse, à la musique et à leurs charmes, les tawai’fs étaient non seulement financièrement indépendantes mais souvent très riches. Les tawa’ifs étaient les seules femmes de l’époque à être propriétaires de biens immobiliers et à payer des impôts. Elles possédaient également des vergers, des usines manufacturières ou encore des collections d’art et de bijoux. Les tawa’ifs les plus prisées et les plus riches habitaient les grands immeubles à l’entrée de Chawri Bazar et celles qui jouissaient d’une notoriété moindre logeaient un peu plus loin – où la rue devenait plus étroite est plus peuplée. Ces kothas, ou maisons de courtisanes, attiraient et accueillaient leurs admirateurs – notamment les rois, les nawabs, les artistes et les bureaucrates haut placés de la Compagnie britannique des Indes orientales. Les tawa’ifs choisissaient elles-mêmes les admirateurs à qui elles offraient leur compagnie. Elles étaient des célébrités et passer une soirée dans leur kotha était la marque d’un statut élevé – cela renvoyait à la sophistication, la richesse et à une certaine culture du mécène – et y passer une nuit par semaine était de bon ton – cela non pas pour le sexe mais pour le plaisir d’entendre de la poésie et de la musique. D’ailleurs, avant d’espérer avoir accès au boudoir d’une tawa’if, un prétendant pouvait passer des mois à lui faire la cour et à la couvrir de cadeaux dispendieux.
Moralité, tabou, stigmatisation et destitution
Le respect dont les tawa’ifs jouissaient est difficile à imaginer aujourd’hui. En Inde, les tabous qui existent aujourd’hui n’existaient pas sous la même forme jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ainsi l’une des tawa’ifs les plus influentes de Delhi – Begum Akhtar – possédait une maison imposante juste en face de la plus grande mosquée d’Inde, la Jama Masjid. Une autre tawa’if – Ad Begum – serait apparue dans plusieurs soirées complètement dévêtue mais le corps couvert de peinture simulant habits et bijoux. Les tawa’ifs constituaient une élite cultivée et quand l’une d’elles prenait un rickshaw, les passants s’arrêtaient en espérant entrevoir son visage.
Ce statut a commencé à changer diamétralement à partir de la deuxième partie du XIXe siècle. Ce qui a particulièrement accéléré le déclin des tawa’ifs a été l’aide que ces courtisanes ont apportée aux rebelles de la Révolte des cipayes en 1857. Selon plusieurs historiens les tawa’ifs espionnaient leurs adorateurs anglais pour ensuite relayer les informations aux cipayes. Or les Britanniques, après avoir brutalement étouffé la rébellion, s’en sont également pris à ceux qui avaient soutenu la révolte. Les richesses que les tawa’ifs détenaient ont été confisquées et plusieurs d’entre elles ont été amenées dans les garnisons de l’armée pour y servir les soldats britanniques. Les kothas étaient alors considérés comme des foyers de dissidence. Mais tous ces événements coïncidaient également avec la période où les missions chrétiennes britanniques commençaient à être bien établies sur le sous-continent. Le puritanisme britannique a vu sa naturelle extension en Inde sous le nom de l’anti nautch movement (ou « mouvement contre les danseuses »), qui d’ailleurs confondait grossièrement les prostituées avec les danseuses et les tawa’ifs. Il faut rappeler ici que de nombreux officiers britanniques vivant en Inde faisaient partie des admirateurs les plus assidus des tawa’ifs. Mais dans ce contexte de stigmatisation croissante, les mécènes les abandonnaient, les conduisant à la prostitution. La réputation ainsi que le statut de ces femmes, si récemment admirées, ont continué à se dégrader, le kotha devenant un simple lieu de prostitution. Ailleurs en Inde, la dissolution par les Britanniques des États princiers indépendants – qui comptaient de nombreux mécènes puissants des tawa’ifs – a encore davantage rendu ces courtisanes vulnérables tant socialement qu’économiquement.
Après l’indépendance de l’Inde en 1947, les tawa’ifs ont été forcées de libérer les kothas de Chawri Bazaar et ont été relogées sur la Garstin Bastion Road – appelé plus communément GB Road. Si officiellement cette expulsion était dictée par des questions de morale c’est ainsi que les propriétés de Chawri Bazar ont pu être saisies. GB Road est aujourd’hui le plus grand quartier de prostitution de Delhi qui, effroyablement surpeuplé, ne ressemble en rien à l’ancien environnement des tawa’ifs.
Bien que plusieurs d’entre-elles soutenaient financièrement le parti du Congrès durant le mouvement d’indépendance, celui-ci, dont la plupart des membres étaient le fruit de l’éducation victorienne britannique, ne pouvait les aider en retour. En effet, la notion de respectabilité autour des tawa’ifs avait totalement changé – la fière élite était déchue et réduite au statut de prostituée.
Une culture tawa’if conservée mais aseptisée
La riche culture que des tawa’ifs – la musique, la danse, le théâtre, et la littérature – qui n’était auparavant présentée que dans les espaces fermés de leurs soirées a néanmoins pu être préservée d’une certaine manière.
Avec l’introduction du gramophone en Inde au début du XXe siècle, certaines tawa’ifs talentueuses, comme Gauhar Jan, ont fait une carrière de chanteuse. La musique des tawa’ifs a aussi été pérennisée par All India Radio – station crée au temps de l’Empire britannique. Mais si le succès de leurs chansons parmi les auditeurs était immense, la station elle-même stigmatisait les courtisanes chanteuses : elle demandait par exemple qu’elles soient mariées ou qu’elles arrivent, pour les enregistrements, par une entrée séparée pour ne pas mettre mal à l’aise d’autres employés de la radio issus de familles respectables.
Les tawa’ifs ont ensuite fait une entrée dans l’industrie du cinéma Bollywood ou, depuis peu, les rôles féminins n’étaient plus joués par des hommes. Ainsi Jaddanbai, une tawa’if de Varanasi a commencé une carrière d’actrice, même si la compétition avec les autres actrices de classe « respectable » était féroce. Plus tard, la fille de Jaddanbai – Nargis – est devenue une immense star de Bollywood. Les deux actrices ont contribué à la fascination de l’industrie du cinéma indien pour les tawa’ifs et ainsi Bollywood a vu plusieurs productions sur les courtisanes – par exemple Pakeezah (1972) ou Umrao Jaann (1981) qui aujourd’hui sont des films culte.
Pourtant, si la culture des tawa’ifs a été préservée à travers Bollywood et la culture populaire, elle a aussi été simplifiée et recontextualisée pour convenir aux mœurs plus conservatrices de l’époque. Ainsi ce qui est aujourd’hui présenté comme la vie des tawa’ifs dans le cadre de la culture de masse n’est qu’une version diluée et aseptisée d’une réalité beaucoup plus complexe moralement et artistiquement.
Où sont les tawa’if aujourd’hui ?
Encore aujourd’hui, quelques tawa’ifs vivent à GB Road et se rappellent de la vie de kotha de Chawri Bazar, à l’instar de Maya Devi – une ancienne tawa‘if qui y tient l’une des maisons closes et dont plusieurs amies de Old Delhi sont devenues danseuses ou chanteuses professionnelles. Mais Maya Devi est restée ; elle ne s’est jamais mariée et refuse aujourd’hui d’être photographiée pour ne pas nuire à la réputation de sa nièce, qu’elle a élevée. Quelques tawa’ifs de Lucknow, en Uttar Pradesh, opéraient secrètement encore dans les années 1970 mais aujourd’hui, il n’existe plus de tawa’ifs telles qu’elles existaient jusqu’au début du XXe siècle.
À Delhi et ailleurs en Inde, l’empreinte de leur présence s’est estompée car elle est mal préservée. Leurs immeubles ont été pour la majorité convertis en hôtels ou même en magasins de pièces détachées. Mais quelques-uns de leurs balcons, riches d’histoire, gardent toujours une fière place à Chawri Bazar. Ils offrent une image symbolique du passé des tawa’ifs qui encore si récemment, penchées contre les balustrades, discutaient, regardaient la vie du haut de leurs kothas ou jetaient des regards vers leurs admirateurs.
Nous finissons la visite sur les marchés de la Jama Masjid. J’en sors fascinée et nostalgique. Et encore plus curieuse aussi, car je me rends compte que l’on ne sait toujours que trop peu sur l’extraordinaire vie des tawa’ifs – des célébrités dont l’influence allait du domaine de l’art jusqu’à celui de la politique. Mais l’objectif de cette visite guidée est atteint, car comme dit Gaurav Sharma « Je veux sensibiliser les gens sur le fait que chaque société avait des femmes dont le rôle était de divertir les hommes. C’est comme si les sociétés ne pouvaient pas vivre sans elles. Mais dans le système patriarcal, on les admirait à huit clos et on les chassait de l’espace public. Ce tour permet de changer de perspective et de mieux comprendre qui étaient les courtisanes »