L’Histoire dans la rue

Ou l’essor des Heritage walks en Inde

Patrimoine

January 23, 2018

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Construit par l’empereur moghol Shah Jahan, le Taj Mahal, a récemment été supprimé d’une brochure touristique car pas assez « représentatif » de l’Inde. Dans un contexte tendu de revendications identitaires fondées sur une histoire parfois recomposée, un autre mouvement s’attache, pour sa part, à revaloriser le patrimoine local pour, peut-être, s’émanciper des mythes, légendes et héroïsations dangereusement utilisés par le monde politique.

Ce dimanche matin, les marchands du quartier de Triplicane, situé au cœur de Chennai (Sud), voient défiler dans leurs rues une petite troupe inhabituelle. Une trentaine de personnes, carnets à la main et appareils photos en bandoulière, suivent attentivement Ruchita, une historienne passionnée, bien décidée à faire partager aux curieux l’histoire cachée du quartier. Autour du temple de Parthasarathy, datant du VIIIe siècle, la jeune guide s’attarde sur les façades de quelques maisons, sur les menus des petits cafés et le contenu des échoppes pour illustrer l’évolution du quartier devenu particulièrement multiculturel à l’époque où les Britanniques et les Nabab d’Arcot s’y installèrent. Les brahmanes agraharams côtoient ainsi des jaïns et des musulmans qui, au fil des ans, ont investi le quartier de manière unique laissant leurs marques dans la pierre mais aussi leurs traditions encore bien vivantes aujourd’hui.

Ingénieur, mère de famille, étudiant, employé de banque, informaticien, le petit groupe est essentiellement constitué d’habitants de Chennai qui cherchent à poser un regard neuf sur des lieux pourtant familiers.

Ces promenades patrimoniales, « Heritage walks » en anglais, sont en plein essor à travers toute l’Inde : Delhi, Mumbai, Kolkata, Pune, entre autres. Il suffit de consulter les journaux du week-end pour tomber sur l’annonce d’une de ces promenades organisées par des historiens locaux. Alors, suivons-les pour mieux en comprendre le sens.

La petite histoire

En 2010, Elizabeth Thomas Tharakan (que tout le monde surnomme Bina) s’installe à Trivandrum, la capitale de l’État du Kerala (Sud) – ancienne capitale du royaume de Travancore – pour travailler auprès du Gouvernement à la protection du patrimoine. Cette archéologue expérimentée, originaire du Gujarat, s’étonne du peu de documents disponibles sur l’histoire locale. « Je venais de Pune où des initiatives de vulgarisation étaient déjà bien en place », aussi, sans hésiter, cette amoureuse « de la petite histoire qui explicite la grande » se lance pendant son temps libre dans l’élaboration d’un parcours à travers la ville. « Derrière ces promenades, l’idée est de rendre compte d’un processus, d’une évolution liée à des événements, d’une logique souvent totalement méconnue dont on peut rendre compte à travers des traces, qu’elles fassent parties du patrimoine bâti ou du patrimoine immatériel. »

La première visite guidée commence donc en octobre 2013 après un important travail de recherches, de rencontres et de planification. Quatre ans et 40 marches plus tard, l’historienne, qui s’avère être aussi une conteuse de talent, a gagné son pari en attirant dès 7 heures du matin, un dimanche par mois, une foule de plus en plus importante à travers les ruelles et les beautés cachées de la capitale du Kerala. Sa première déambulation commence au Padmanabha Swami Temple, rendu mondialement célèbre quand, en 2011, des ouvriers découvrent dans l’une de ses chambres souterraines un trésor incroyable constitué d’offrandes au dieu Vishnou et estimé à 15 milliards d’euros. Elle explique comment l’importance de ce temple pour les fidèles contraignit le maharaja de l’époque, Anizham Thirunal Marthanda Varma, à déménager son palais à proximité, contribuant ainsi à l’expansion de la ville. La construction de marchés, routes, maisons, édifices publics ou religieux rendent compte de l’évolution du village en ville et de l’installation de différentes communautés. Chaque quartier cache donc une histoire, invisible aux yeux des non-initiés. A première vue, la zone de Pettah, enlaidie par des affiches publicitaires en lambeaux et des constructions anarchiques, n’a vraiment rien d’exceptionnel. Pourtant, au début du XVIIIe siècle, c’est au bord du canal, aujourd’hui asséché, que les marchands venus de la mer débarquaient leurs cargaisons dans ce quartier. Ils s’acquittaient des taxes dans un bâtiment devenu aujourd’hui une station ferroviaire. Et comme à cette époque, seuls les hindous avaient le droit d’entrer dans la ville, les autres communautés s’établirent donc à proximité du lieu de taxation. Voilà par exemple pourquoi la plus vieille église de la ville est cachée au milieu des méandres de ces ruelles populaires.

Pour fêter les 4 ans du groupe, une centaine de personnes était au rendezvous. Étonnamment, d’âges et de milieux sociaux très différents, les habitués des marches patrimoniales n’ont finalement en commun qu’une réelle curiosité pour l’histoire de leur lieu de vie. « Au début, le groupe était plutôt constitué de personnes âgées, ancrées depuis des générations à Trivandrum, et qui avaient déjà une certaine accointance avec l’histoire. Aujourd’hui, on voit des familles, des jeunes, juste curieux ou à la recherche d’explications ».

Histoire et identité

Alors, comment expliquer cette évolution et le succès indéniable de ces parcours patrimoniaux à destination des populations locales ? Pour Bina, cet engouement pourrait correspondre à un besoin fondamental de repères. Selon elle, la société indienne a connu en moins de 50 ans des évolutions sociales fulgurantes. La plus grande mobilité des gens et l’évolution des modes de vie a entraîné une perte du lien communautaire constituant pourtant une base du mode de vie traditionnel. Aussi, cette petite histoire racontée, « celle des gens normaux », comme aime à le répéter notre pétillante interlocutrice, complète celle, parfois partielle de la famille et de la communauté. « Les étudiants n’apprennent à l’école que les grandes périodes de l’Histoire de l’Inde. Du coup, impossible de se situer dans ces gros blocs. L’histoire locale, les témoignages entendus, les traces physiques que l’on peut toucher permettent de comprendre de façon plus personnelle les évolutions des sociétés et des mentalités. »

Dr Bina Thomas Tharakan

L’attachement à un territoire précis et à son histoire permettrait ainsi de mieux appréhender sa propre identité. « C’est le fameux retour vers le futur », plaisante Rushita, l’historienne de Chennai, qui poursuit : « Il est prouvé que les humains ont besoin de leur mémoire, de leurs souvenirs pour imaginer leur avenir à tel point, par exemple, qu’un amnésique ne peut plus se projeter dans le futur. Et bien, l’histoire locale, joue un peu ce rôle. Elle préserve et transmet la mémoire pour nous donner des repères au présent et nous aider à construire l’avenir. »

Une telle charge implique alors un vrai professionnalisme. Pour un historien responsable, pas question de laisser la porte ouverte aux idées fausses. Bina s’amuse d’une idée reçue au sujet du quartier central de Pallayam à Trivandrum. À quelques mètres de distance, se côtoient un temple, une immense église et une imposante mosquée. Le lieu est souvent mis en avant par les guides touristiques comme l’illustration parfaite de la bonne entente qui règne entre les différentes communautés religieuses du Kerala. Or selon Bina, le quartier était à l’origine le lieu de casernement des armées du maharaja puis de l’Indian Army (composée de Britanniques et d’Indiens) qui, comme elle le faisait partout en Inde, réservait sur ses terres un espace à chacune des religions majoritaires pour permettre le recueillement des soldats. Au départ de l’armée, les différentes communautés auraient alors investi ces lieux religieux, très modestes à l’époque, pour se lancer dans une véritable compétition : à qui bâtirait le plus imposant lieu de culte. Une histoire de prestige certes moins idyllique.

Si tous les Kéralais trouvent leur compte dans ce petit arrangement avec l’histoire, le réel danger vient de la manipulation, du passé recomposé par l’une ou l’autre des communautés pour justifier une action présente.

Le Padmanabha Swami Temple à Trivandrum, point important de la Heritage walk du Dr Bina Thomas Tharakan, où ses explications s’avèrent particulièrement éclairantes

Sensibiliser et protéger

Une actrice menacée de mort par un leader politique, une personne tuée lors d’affrontements… On ne plaisante plus avec l’Histoire ! Avant même sa sortie en salle initialement prévue fin novembre, le film « Padmavati » de Sanjay Leela Bhansali, inspiré du destin d’une reine indienne du Rajasthan ayant vécu à la fin du XIIIe siècle, a suscité la fureur d’un groupe de nationalistes hindous. L’histoire narre le drame de la reine rajput : refusant de se donner à un sultan musulman qui a envahi sa ville, Padmavati se jette dans les flammes du bûcher de son époux, mort au combat. Dans son film, le réalisateur suggère qu’avant d’accomplir son geste fatal, la jeune reine indienne imagine une relation avec le conquérant musulman. Une souillure de l’histoire et un quasiblasphème pour une poignée d’extrémistes dont le poids inquiète néanmoins de plus en plus en Inde. Pour Bina, les Heritage walks sont aussi l’occasion d’expliquer le travail de l’historien, qui énumère ses sources, croise les témoignages et contextualise les faits. « L’Histoire locale n’a pas, à proprement parlé, de version officielle ce qui rend plus facile les questionnements sur les sources. » Pourtant, même à un niveau local, Bina reconnaît parfois la tentation d’une communauté ou d’une autre à vouloir utiliser l’histoire à son avantage. L’histoire contée du maharaja Balaram Varma est à ce titre représentative. On raconte que dès 1936, le souverain décide d’ouvrir l’enceinte du fameux Padmanabha Swami Temple à tous les hindous et non plus aux uniques brahmanes comme c’était l’usage auparavant. Un geste rare et célébré encore aujourd’hui, faisant du monarque et de son entourage des modèles d’ouverture et de modernité en Inde. Or, sans remettre en cause les mérites du maharaja, Bina rappelle que les soulèvements populaires, et notamment la lutte pour l’éducation menée par les hindous de castes inférieures à la même époque, avaient rendu la situation tellement explosive que le maharaja n’avait vraisemblablement pas d’autre choix s’il voulait conserver sa place. Une mise en contexte qui éclaire davantage la situation politique et sociale du Kerala actuel. Pour Ruchita aussi, « Si les Heritage walks rencontrent autant de succès, c’est qu’elles retracent à travers la vie des quartiers, les traditions et les coutumes locales, l’apport de toutes les communautés dans l’évolution d’un lieu. C’est une prise en compte d’un contexte plus élargi qui n’est pas toujours présent en Inde lors de la visite d’un important monument ou de la parution d’un livre en hommage à un personnage particulier. » Un avis que partage Bina pour qui il ne s’agit pas de « distribuer des récompenses » mais simplement de rendre compte d’un processus global. Une sensibilisation à « la fabrique de l’Histoire » que Bina va pouvoir désormais étendre aux écoles de la ville en intervenant régulièrement auprès des grandes classes.

Une dernière satisfaction pour ces femmes de terrain engagées ? Celle de voir leurs plus fervents promeneurs militer désormais auprès des autorités pour la sauvegarde du patrimoine local. « Les Heritage walks sensibilisent les gens à la nécessité de préserver les sites et de réunir archives et documents ; ils deviennent plus pro-actifs. C’est un signe encourageant pour l’avenir. » conclue Bina qui vient d’être sollicitée par d’autres villes du Kerala pour organiser des promenades patrimoniales sur le même modèle.

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